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Une politique globale antidrone : la réponse de l’UE face aux drones malveillants

A DJI Mavic Mini drone in use at Minna, Niger state, Nigeria, par OtuNwachinemere, via Wikimedia Commons

Le potentiel destructeur des drones imprime plus que jamais les imaginaires à l’heure où leur utilisation dans les conflits armés est largement couverte dans les médias. La dimension « double usage » de ces appareils est largement connue, même si les drones ont été développés et déployés par les militaires bien avant que les usages civils ne fassent objet de commercialisation sous diverses formes. Qu’ils soient originellement civils ou militaires, les drones se sont imposés comme un outil de guerre important. En attestent leur usage dans la guerre à Gaza entre Israël et le Hamas[1] ou encore dans la guerre menée en Ukraine par la Russie[2]. Ce qui retient particulièrement l’attention, c’est la facilité avec laquelle des drones civils ont pu être modifiés en « robots volants » et militarisés pour devenir des armes de guerre opérées par les combattants tant civils que militaires. Cette dimension inquiète considérant l’évolution rapide et la large diffusion de la technologie.

En Europe, au cours des dernières années, les drones ont alimenté des scénarios catastrophes qui heureusement ne se sont pas produits. Cependant, on se souvient de quelques incidents notoires. On pense à celui du drone piloté par un membre du groupe activiste Pirate Party qui s’était approché de manière inquiétante de la chancelière allemande, Angela Merkel, pendant sa campagne électorale en 2013[3]. En 2015, en France, des drones ont aussi survolé des lieux sensibles à Paris, comme les sites de l’ambassade des États-Unis et de la tour Eiffel[4]. Au Royaume, entre les 19 et 21 décembre 2018, une centaine de drones a survolé l’aéroport de Gatwick au Royaume-Uni, forçant l’annulation de plus de mille vols, affectant plus de 140 000 passagers et obligeant pour la première fois pour ce motif la fermeture d’un aéroport d’importance, le deuxième du pays[5]. Ces incidents ont nourri les craintes d’un usage malveillant des drones, notamment à des fins terroristes. Des doutes persistent quant à savoir si les pays européens sont dès à présent en mesure de faire face à ce type de menace.

Face à la multiplication des incidents impliquant des drones, la Commission européenne a proposé de soutenir les États membres avec une série d’initiatives, incluse dans le nouveau Paquet antidrone. Proposé le 18 octobre 2023, il jette les bases d’une politique globale de l’Union européenne (UE) pour contrer les mésusages des drones. Pourquoi la Commission européenne a-t-elle fait cette proposition ? Comment en est-elle arrivée à prendre cette initiative ? Que contient ce Paquet et quelle est sa portée ? Autant de questions auxquelles cet Éclairage du GRIP souhaite répondre.

Le texte procède en deux étapes. La première présente la politique pour les drones civils en Europe de la première stratégie en 2014 à la seconde en 2022 qui a annoncé le Paquet antidrone. La seconde étape expose les points saillants des nouvelles mesures prises qui comprennent une communication politique et deux manuels techniques. En guise de conclusion, nous évaluerons ce que ces initiatives traduisent quant au le rôle de la Commission européenne dans ce secteur et au positionnement de l’UE face à cet enjeu en plein essor.

1. La politique européenne pour les drones : d’une stratégie pour l’aviation civile à une approche globale en faveur des synergies civiles et militaires

L’essor des systèmes d’aéronefs sans équipage à bord (UAS) a rapidement été perçu comme une technologie ayant un fort potentiel au regard des nombreuses applications possibles. Ceci dit, des effets perturbateurs sont dès l’origine redoutés et la réflexion est rapidement initiée sur les encadrements nécessaires. Dans cette optique, l’UE, à l’initiative de la Commission européenne et via la DG MOVE (transport), a mis en place une politique pour les drones civils. Elle comprend des initiatives en matière de réglementation, de marché et de recherche. La Communication de 2014, intitulée Ouvrir le marché de l’aviation à l’utilisation civile de systèmes d’aéronefs télépilotés, d’une manière sûre et durable[6] propose ainsi une première stratégie européenne pour faire face à l’émergence des drones civils, qui marque un changement de paradigme pour l’aviation traditionnelle. Cette stratégie vise à adapter les pratiques en matière de sécurité aérienne pour permettre l’intégration des drones dans l’espace aérien européen de manière sécuritaire.

La démarche se formalise lors de la révision du Règlement de base[7] de 2008 sur la sécurité aérienne européenne avec l’adoption du Règlement (UE) 2018/1139[8], incluant désormais tous les drones civils dans le cadre légal européen. Ceci permet l’adoption par la suite d’une série de règlements sur les règles opérationnelles et techniques des drones en Europe, en 2019, avec le Règlement d’exécution (UE) 2019/947 de la Commission[9] pour l’exploitation des UAS et le Règlement délégué (UE) 2019/945 de la Commission[10] pour la conception et fabrication des systèmes d’UAS. Puis, en 2021, il rend possible l’adoption de trois règlements d’exécution pour la mise en place de l’U‑Space[11], l’interface permettant la gestion du trafic de drones.

En 2022, la Commission procède à une série de consultations dans l’optique de mettre à jour la politique de l’UE, de développer une vision plus large pour le secteur à l’horizon 2030 et d’anticiper sur les évolutions technologiques. Dans ce cadre, la Commission a proposé le 29 novembre 2022 la Stratégie Drone 2.0 pour favoriser un écosystème intelligent et durable d’aéronefs sans équipage à bord en Europe[12]. Elle fut annoncée dans les initiatives de la Stratégie de mobilité durable et intelligente [13]en 2020, car elle doit contribuer à la transition écologique. La Stratégie Drone 2.0 prévoit aussi explicitement de soutenir le Plan d’action sur les synergies entre les industries civile, spatiale et de la défense[14], dans lequel elle s’inscrit au sein de l’un de ses projets phares dédiés aux technologies des drones. Ainsi, en plus de poursuivre la mise en place d’un marché européen des drones tant en ce qui concerne les biens que les services, cette stratégie consacre l’ambition de renforcer les capacités tant civiles que militaro-sécuritaires (c’est-à-dire, liées à la sûreté et la défense), mais aussi de développer des synergies entre les industriels du domaine, quelle que soit la nature de leurs marchés. L’UE inscrit sa stratégie en matière de drones dans une logique plus large visant à affermir son rôle dans la géopolitique internationale via le renforcement de son autonomie stratégique et sa souveraineté technologique.

La dimension sécuritaire n’est pas entièrement nouvelle, car dès les premières consultations conduites par la Commission européenne en 2009, les inquiétudes liées à la sécurité sont soulevées. Toutefois, elles concernent de manière générale les atteintes possibles à la vie privée, la protection des données personnelles, ainsi que les risques d’accident, de dommages et d’usage malveillant. Les travaux ne vont alors pas jusqu’à l’identification de mesures concrètes pour encadrer et prévenir les menaces criminelles posées avec un drone, dont le terrorisme. L’attention sur ces enjeux va croissante, mais ces menaces ne sont mentionnées pour la première fois qu’en 2020, dans le programme de lutte antiterroriste pour l’UE et dans la Stratégie de l’UE pour l’union de la sécurité ; un document qui appelle à des mesures concrètes pour faire face au défi soulevé. Par la suite, en 2021, en réponse à des incidents de plus en plus fréquents, l’Agence européenne pour la sécurité aérienne (AESA) a publié un guide pour aider les autorités à la gestion des incidents liés aux drones dans les aéroports.

En somme, depuis 2014, si la distinction entre l’utilisation légitime du drone et son utilisation illicite et dangereuse a toujours été soulignée, les efforts de la Commission européenne ont d’abord et surtout porté sur l’élaboration d’un cadre réglementaire pour l’usage autorisé des drones civils, qui est favorisé. L’essor des diverses utilisations civiles de drones est en effet décrit par la Commission comme gage de création d’emplois, de progrès et de solutions à plusieurs problèmes de société (pollution, congestion routière, accès aux zones éloignées, etc.).[15] La Stratégie Drone 2.0 change la donne, en soulignant également l’importance de considérer la menace à la sécurité intérieure et l’absence de règles en matière de lutte contre l’utilisation des drones malveillants. En ce sens, elle annonce, dans l’action phare 17, l’adoption d’un Paquet antidrone (C-UAS), en vue de l’élaboration d’une politique européenne dans ce domaine.

2. Un premier cadre européen antidrone : vers l’harmonisation des bonnes pratiques et de la communication

Le Paquet antidrone, proposé le 18 octobre 2023, est composé de la Communication relative à la lutte contre les menaces potentielles posées par les drones, de mesures de soutien opérationnel, technique et financier aux États membres ainsi que de deux manuels pour le volet technique. L’approche vise non seulement les utilisations malveillantes, dont les usages criminels, mais aussi les utilisateurs de drones ignorant les règles ou les négligeant. Sans remettre en question l’autorité des États membres en la matière, la communication, élaborée sous l’égide de DG HOME (affaires intérieures), propose un cadre d’action et des procédures harmonisées pour faire face à l’utilisation non autorisée des drones, qu’ils soient civils ou à tout usage n’étant pas conforme aux règles (on cible ici les drones dits non coopératifs ; dans le cadre d’actions militantes, par exemple). Bien que la communication cible la menace posée par les drones civils dans un environnement civil, elle reconnaît les liens avec le domaine de la défense à travers « l’utilisation potentielle, par des criminels ou des terroristes, de drones de petite taille conçus à des fins de défense »[16]. En outre, dans la recherche de solutions pour neutraliser une menace par drone, considérant les caractéristiques et les technologies communes des systèmes antidrones, la DG HOME se prononce en faveur de la coopération avec le domaine de la défense.

Plus concrètement, la politique antidrone repose sur six axes d’actions avec la mise en œuvre d’initiatives dans la période allant jusqu’en 2030. Elle vise à

Avec cette série de mesures, la Commission européenne ambitionne de mieux outiller les États membres et surtout d’harmoniser à l’échelle européenne les bonnes pratiques pour faire face à une menace qui semble de plus en plus tangible. En revanche, il ne s’agit pas d’uniformiser les pratiques dans un cadre trop rigide, car la Commission reconnaît « la grande variété des scénarios et des environnements opérationnels possibles. Les mesures antidrones doivent donc être adaptées aux différents besoins et aux divers environnements »[18]. Ainsi – et ce d’autant plus que la sécurité intérieure demeure sous l’autorité des États –, l’adoption d’une réglementation similaire à l’utilisation légitime des drones est peu probable. Il s’agirait davantage de l’émergence d’une nouvelle communauté de pratiques. 

Conclusion : du rôle de régulateur du marché commun à celui de conseiller en sécurité ?

Cerner l’évolution de la politique européenne pour les drones puis les initiatives du Paquet antidrone permet de mieux comprendre la trajectoire de l’UE dans ce domaine et son positionnement actuel. Le passage d’une approche essentiellement civile à une approche qui s’est progressivement élargie à d’autres dimensions (dans la Stratégie Drone 2.0) a permis de prendre en compte le potentiel du double usage de la technologie des drones, mais aussi les risques associés. Les évolutions des mesures relatives aux drones ont accompagné une contribution croissante de la Commission européenne en matière de sécurité et de défense avec l’adoption de plusieurs initiatives, dont le Fonds européen de défense. La Commission a plus de ressources à sa disposition en matière de recherche et d’innovation avec des programmes de financement pouvant être consacrés tant à des fins civiles que militaires et éventuellement favoriser les synergies pour tout ce qui concerne le domaine des biens de technologies à double usage.

L’élaboration du Paquet antidrone s’est imposée avec l’augmentation du nombre d’incidents impliquant des drones dans l’espace public et près d’infrastructures critiques. Surtout, la conviction que des mesures additionnelles doivent être prises pour assurer la sécurité intérieure de l’UE avec l’utilisation accrue de drones civils modifiés dans les conflits armés. La communication y fait d’ailleurs explicitement référence. De même l’axe visant à assurer la sécurité de la Boussole stratégique de 2022, précise clairement l’importance de sécuriser l’accès aux domaines stratégiques dont le domaine aérien, avec le constat que « les acteurs étatiques et non étatiques mettent en péril la sécurité, tant sur le territoire de l’UE qu’au-delà, par exemple en détournant des avions civils et en recourant de plus en plus aux drones et aux nouvelles technologies »[19]. Si la Commission européenne ne s’éloigne pas de son mandant en précisant qu’en « élaborant cette politique, [elle] contribue au renforcement d’un marché européen des solutions antidrones », elle favorise ainsi l’autonomie stratégique et la souveraineté technologique de l’UE, en limitant sa dépendance[20]. Un argumentaire qui renforce la justification sur la valeur ajoutée d’un rôle accru de l’UE dans ce secteur de pointe.

Avec une décennie de recul depuis les premières initiatives en 2014, on constate que la démarche de la Commission européenne repose dès le départ sur la prémisse, d’une part, d’une prolifération annoncée des drones et d’un développement technologique gage de progrès, mais aussi, d’autre part, sur la compréhension que cette prolifération annoncée est porteuse de risques qu’il faut appréhender pour me pas hypothéquer les retombées économiques espérées. À ce titre, la donnée inconnue à ce jour demeure le nombre de drones qui voleront dans le ciel européen et les formes que prendront les menaces et les contre-mesures permettant d’assurer une réponse européenne adaptée.

[1] « How Isreal is using drones in Gaza », The Economist, 4 décembre 2023.

[2] « How Ukrainians modify civilian drones for military use », The Economist, 13 mai 2023.

[3] HEINE Friederike, « Merkel Buzzed by Mini-Drone at Campaign Event », Der Spiegel, 16 septembre 2013,

[4] « Le mystère des drones nocturnes au-dessus de Paris », Les Échos, 24 février 2015,

[5] SHACKLE Samira, « The mystery of the Gatwick drone », The Guardian, 1er décembre 2020,

[6] Commission européenne, « Ouvrir le marché de l’aviation à l’utilisation civile de systèmes d’aéronefs télépilotés, d’une manière sûre et durable », Bruxelles, 8 avril 2014, COM (2014) 207 final.

[7] UE, « Règlement (CE) n° 216/2008 concernant des règles communes dans le domaine de l’aviation civile et instituant une Agence européenne de la sécurité aérienne », Journal officiel de l’UE, 19 mars 2008, L79/1-49.

[8] UE, « Règlement (UE) 2018/1139 concernant des règles communes dans le domaine de l’aviation civile », Journal officiel de l’UE, 22 août 2018, L212/1-122.

[9] UE, « Règlement d’exécution (UE) 2019/947 de la Commission concernant les règles et procédures applicables à l’exploitation d’aéronefs sans équipage à bord », Journal officiel de l’UE, 11 juin 2019, L152/45-152.

[10] UE « Règlement délégué (UE) 2019/945 de la Commission relatif aux systèmes d’aéronefs sans équipage à bord et aux exploitants, issus de pays tiers, de systèmes d’aéronefs sans équipage à bord », Journal officiel de l’UE, 11 juin 2019, L152/1-40.

[11] UE, « Règlement d’exécution (UE) 2021/664 de la Commission relatif au cadre réglementaire pour l’U-Space », Journal officiel de l’UE, 23 avril 2021, L139/161-183.

[12] Commission européenne, « Une stratégie Drone 2.0 pour favoriser un écosystème intelligent et durable d’aéronefs sans équipage à bord en Europe », Bruxelles, 29 novembre 2022, COM(2022) 652 final.

[13] Commission européenne, « Stratégie de mobilité durable et intelligente », Bruxelles, 9 décembre 2020, COM (2020) 789 final.

[14] Commission européenne, « Plan d’action sur les synergies entre les industries civile, spatiale et de la défense », Bruxelles, 22 février 2021, COM (2021) 70 final.

[15] Commission européenne, « Ouvrir le marché de l’aviation… », op. cit.

[16] Commission européenne, Communication relative à la lutte contre les menaces potentielles posées par les drones, Bruxelles, 18 octobre 2023, COM (2023) 659 final, p. 1.

[17] Ibid., p. 5-14.

[18] Ibid., p. 3-4.

[19] Conseil de l’UE, Une boussole stratégique en matière de sécurité et de défense, Bruxelles, 21 mars 2022, p. 24.

[20] Commission européenne, Communication relative à la lutte contre les menaces potentielles posées par les drones, op. cit., p. 2.

Crédit photo : A DJI Mavic Mini drone in use at Minna, Niger state, Nigeria, par OtuNwachinemere, via Wikimedia Commons

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