Au choc de l’élection de Donald Trump succède rapidement le questionnement, puis l’inquiétude : quelle politique étrangère attendre d’un homme ayant fait campagne sur son propre nom, sur des formules-chocs et une attaque tous azimuts, rarement cohérente, de « l’establishment » incarné par Obama et Hillary Clinton ?

À n’en pas douter, cette campagne restera une fascinante étude de cas pour les spécialistes de la communication politique, peut-être au même titre que celles qui en leur temps avaient opposé Truman et Dewey, ou Nixon et Kennedy. Reste qu’au-delà des effets d’annonce et des enjeux de politique interne, le président Trump devra composer avec des forces et des partenaires sur lesquels il n’aura qu’une influence limitée, d’autant plus que son atout de campagne – être un « outsider » politique – risque de rapidement s’avérer une difficulté une fois aux manettes…

Crédit photo : rencontre entre le Premier ministre nippon Shinzo Abe et le futur président américain Donald Trump, le 17 novembre 2016 à la « Trump Tower » à New York (source : page Facebook de Donald Trump)

À l’international, l’un des principaux défis du nouvel occupant de la Maison Blanche sera de définir quelle suite donner à deux initiatives phare de son prédécesseur : l’accord sur le nucléaire iranien et le « pivot vers l’Asie » dont Hillary Clinton fut l’une des architectes. Ce ne seront certes pas les seuls dossiers sensibles à gérer : le conflit syrien, l’accord sur le climat ou encore les relations avec la Russie, pèseront lourd à son agenda. Toutefois, la position qu’il prendra sur le dossier iranien et le « pivot » asiatique détermineront la direction générale de sa politique étrangère.

Le nucléaire iranien

L’accord sur le nucléaire iranien a fondamentalement transformé le paysage diplomatique et stratégique du Moyen-Orient. En normalisant, même sur une base fragile, les relations américano-iraniennes, cet accord a distendu les liens entre Washington et Riyad en même temps qu’il a remis à plat les luttes d’influence et autres affrontements diplomatiques dans la région – une ouverture d’ailleurs bien comprise par d’autres acteurs, dans le cadre de ventes d’armements par exemple.

Dans une région en proie à l’instabilité (conflit syrien, reconquête des forces régulières en Irak, montée en puissance des forces kurdes, guerre au Yémen, enjeux migratoires au Liban, en Jordanie et en Turquie, instabilité au Pakistan et en Afghanistan…), l’accord sur le nucléaire iranien a permis à Washington de se ménager une marge de manœuvre diplomatique et militaire. En éloignant la perspective d’un Iran nucléaire, les États-Unis sont moins susceptibles d’être attirés malgré eux dans un conflit de grande ampleur. En refusant de se plier aux exigences les plus radicales d’Israël ou de l’Arabie saoudite, l’administration Obama a montré que ses partenaires avaient plus besoin d’elle que le contraire. Dès lors,
si l’un ou l’autre des conflits de la région devait s’aggraver considérablement, Washington peut aujourd’hui « gérer l’escalade », c’est-à-dire jouer la carte de la négociation là où, précédemment, il n’était question que de force militaire et de dissuasion.

Comme candidat, Donald Trump pouvait se permettre de critiquer l’accord comme étant « terriblement [mal] négocié ». Mais en tant que chef d’État, il aura du mal à l’abroger sans réengager massivement, en termes économiques, militaires et diplomatiques, son pays au Moyen-Orient. En cas de rupture de l’accord, l’Iran pourrait relancer son programme nucléaire et les alliés des États-Unis dans la région, suspicieux de tout nouveau revirement, demanderaient davantage de garanties, au niveau offensif notamment (on pense à un raid d’Israël sur les installations iraniennes). Vis-à-vis des autres parties à l’accord – les membres du Conseil de sécurité des Nations unies, l’Allemagne et l’Union européenne – un retour en arrière impliquerait de nouvelles négociations, difficiles, quant aux sanctions à imposer sur l’Iran et à la politique à mener dans la lutte contre le terrorisme dans la région.

En d’autres termes, une révision profonde demanderait une nouvelle posture, plus agressive et plus engagée militairement des États-Unis dans une région très loin d’être apaisée.
Un « retour aux années Bush » en quelque sorte, qui risque de n’être pas très populaire dans un pays fatigué de ces guerres lointaines et hors de prix, menées en Irak et en Afghanistan.

Le pivot vers l’Asie

Pendant la campagne électorale, le candidat républicain a aussi explicitement critiqué deux piliers de la politique asiatique de l’administration Obama : les accords de libre-échange, dont l’accord de partenariat transpacifique (TPP), et les alliances militaires des États-Unis dans la région. Les premiers fragiliseraient l’industrie américaine et ses emplois tandis que les secondes permettraient à des alliés de « surfer » gratuitement ou presque sur la garantie de sécurité américaine. Ce sont d’ailleurs les deux arguments principaux d’Alexander Gray et Peter Navarro, deux conseillers de Trump ayant récemment publié une tribune condamnant le « pivot » d’Obama pour son manque de fermeté[i].

L’un et l’autre de ces arguments ne sont, tels quels, pas convaincants. Hors du cadre fourni par le TPP, la région – qui représente le moteur de la croissance économique mondiale – pourrait axer le développement de ses échanges sur une autre base : la Chine pousse ainsi son propre accord de libre-échange[ii], bien moins attentif que le TPP aux questions de propriété intellectuelle par exemple… Ensuite, la Corée du Sud et le Japon contribuent tous deux substantiellement au financement du stationnement de troupes américaines sur leur sol, ainsi qu’à leurs opérations. Au contraire de ce qu’a prétendu Trump pendant la campagne, l’arrangement actuel permet à Washington de maintenir une forte influence sur les choix de défense de Séoul et Tokyo et sur l’évolution stratégique de la région, à un coût relativement modéré.

En réalité, qu’elle conserve ou non la logique du « pivot » d’Obama, l’administration Trump devra adopter une approche proactive en Asie. Abroger les négociations sur le TPP demandera de proposer une alternative qui fera difficilement l’économie d’une négociation directe avec la Chine, cette dernière se trouvant alors en position de force. Il sera alors très difficile pour Trump de se retrancher derrière sa seule capacité « d’excellent négociateur »[iii]. Que peut-il espérer obtenir de Pékin par la fermeté, s’il est incapable de fournir aux entreprises américaines et aux autres États asiatiques une alternative aux investissements chinois ?

Désinvestir des alliances avec le Japon et la Corée du Sud coûterait cher, mais rassurer Tokyo et Séoul demandera aussi l’engagement de nouveaux moyens. Vis-à-vis de la Corée du Nord notamment, car il semble illusoire d’exiger de Pyongyang un abandon unilatéral de son programme nucléaire[iv]. Pourquoi le pays, qui a acquis le feu nucléaire en bravant les sanctions internationales les plus dures, céderait-il à présent sans d’importantes concessions ?

Viennent ensuite les disputes en mer de Chine méridionale, qui entrent dans une nouvelle phase. Jusqu’à la mi-2016, les États-Unis ont pu défendre la règle de droit dans la région, par des opérations spécifiques de leur marine et par un engagement diplomatique en faveur des conventions internationales reconnues (en l’occurrence, la Convention des Nations unies sur le Droit de la mer ou CNUDM). En ne prenant officiellement pas position sur les enjeux de souveraineté en tant que tels, Washington pouvait réagir aux disputes dans la zone de manière mesurée, toujours dans cette optique de « gérer l’escalade ». Toutefois, la situation s’est depuis complexifiée. D’une part, en juillet 2016, un tribunal arbitral saisi par Manille a invalidé l’essentiel des revendications chinoises dans la région[v]. Un verdict que rejette violemment la Chine, bien qu’il soit juridiquement contraignant. Washington ne peut dès lors pas défendre la règle de droit sans défendre le verdict – et donc s’opposer à Pékin. D’autre part, l’élection de Rodrigo Duterte aux Philippines a bouleversé le rapport de Manille à Pékin et Washington. En moins de deux mois, Duterte s’est fortement distancié de Washington et s’est rapproché de Pékin, dont il a obtenu 24 milliards de dollars en accords commerciaux et en prêts lors d’une visite d’État à la mi-octobre.

Il n’est aujourd’hui plus possible pour Washington d’éviter la discussion juridique qui fâche Pékin ni de reposer sur l’appui indéfectible d’alliés en position de faiblesse en Asie du Sud‑Est. Au-delà des seules Philippines, les relations avec la Thaïlande ont fortement souffert depuis le dernier coup d’État ; la Malaisie s’est rapprochée de la Chine en matière d’approvisionnements militaires ; l’Indonésie veut devenir une puissance géopolitique indépendante et a besoin des investissements chinois…

Conclusion

La principale critique du candidat républicain à l’égard de l’administration Obama a été de n’avoir pas mis les intérêts américains au premier rang de ses priorités, et de les défendre avec trop peu de fermeté. D’ici janvier, il sera possible de discerner avec davantage d’informations la direction que Trump voudra prendre pour « rectifier le tir ». Comme son élection surprise l’a rappelé, il faut bien se garder d’une confiance excessive en certains indicateurs. Il est cependant possible de dégager aujourd’hui une première impression : pour assurer un minimum de cohérence avec sa plateforme de campagne et se construire un appui déterminant au Congrès, le nouvel occupant de la Maison Blanche devrait vraisemblablement proclamer une rupture avec son prédécesseur et s’affirmer avec fermeté.

En matière de politique étrangère, la rupture entre les deux administrations – pour autant qu’elle ait effectivement lieu – pourrait cependant se concrétiser dans des domaines inattendus. L’accord sur le nucléaire iranien sera le premier baromètre de sa politique étrangère. Qu’il en garde l’essentiel, et il deviendra assez clair que le nouveau président est, comme l’espère Obama, un « pragmatique ». Qu’il en détruise tous les acquis, et Trump devra faire face à des turbulences majeures, dont il a été prévenu des dangers. Entre les deux, il ferait preuve d’une approche au cas-par-cas, incertaine et orientée vers la communication interne plutôt que vers ses partenaires étrangers. En Asie, la « politique de fermeté » que son équipe semble favoriser ne pourra fournir une alternative aux accords commerciaux et aux pressions de la Chine que dans la mesure où elle est articulée au sein d’une vision d’avenir où chacun des partenaires de Washington trouve son compte. En d’autres termes, un pivot pourrait bien en cacher un autre.

Les auteurs

Bruno Hellendorff est chercheur au GRIP depuis 2011, où ses recherches portent principalement sur les questions de paix et sécurité en Asie-Pacifique.

Clément Hut est chercheur assistant au GRIP et diplômé de relations internationales.

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pdf Trump Président : une politique asiatique en question?

 


[i]. Alexander Gray et Peter Navarro, « Donald Trump’s Peace Through Strength Vision for the Asia-Pacific », Foreign Policy, 7 novembre 2016.

[ii]. Jason Scott et David Roman, « China Set to Push Asia Trade Deal Harder After Trump Win », Bloomberg, 16 novembre 2016.

[iii]. Deepak Malhotra et Don Moore, « Trump Says He’s a Great Negotiator, but the Evidence Says Otherwise », Fortune, 19 juillet 2016.

[iv]. Lire à ce sujet : Bruno Hellendorff et Thierry Kellner, Corée du Nord : le scénario du pire ?, Note d’Analyse du GRIP, 14 novembre 2016.

[v]. Lire à ce sujet : Jui-Min Hung, Arbitrage en mer de Chine méridionale – Taiping : « île » ou « rocher »?, Éclairage du GRIP, 17 octobre 2016.