Les électeurs américains nous ont-ils évité une Troisième Guerre mondiale, comme le suggèrent certains médias russes ? Selon Sergueï Glazyev, proche conseiller du président Vladimir Poutine, mais aussi économiste reconnu, les Américains avaient objectivement deux choix : la guerre, ou consentir à un monde multipolaire. Hillary Clinton symbolisait le premier, tandis que Donald Trump donnait une chance à un changement de trajectoire dans les relations russo-américaines[1].

Si l’on pouvait se réjouir ne serait-ce que d’une seule conséquence positive de l’élection du candidat républicain à la présidence des États-Unis, ce pourrait être celle-là : l’espoir d’une remise à zéro des relations et l’instauration d’un dialogue constructif entre Moscou et Washington.

Et si une seule fois l’arrogance de Donald Trump pouvait faire taire les va-t-en-guerre impénitents, ce devrait être pour tancer l’ex-secrétaire-général de l’OTAN Anders Fogh Rasmussen qui crut bon d’avertir le président élu qu’un manque de fermeté avec Vladimir Poutine sonnerait le « début de le fin » pour l’organisation atlantique[2]. Rasmussen sait bien entendu où sont ses intérêts, puisqu’il est depuis mai 2016 conseiller du président ukrainien Petro Poroshenko[3]. Ses journées chez Goldman Sachs, où il officie aussi depuis août 2015[4], lui laissent apparemment quelques temps libres…

Au lendemain de l’élection du trublion républicain, ce n’est pourtant pas à un monde en voie d’apaisement que semblaient croire les marchés financiers. Parmi les flux d’informations populistes, mensongères, et contradictoires qui ont alimenté sa campagne, les investisseurs ont fait leurs choix et signalé leurs attentes.

Surprise sur les marchés

Les places financières ont réagi de manières dispersées au lendemain de l’annonce de la victoire de Donald Trump. Les Asiatiques ont dévissé : plus de 5% de perte pour les indices Nikkei à Tokyo et Hang Seng à Hong Kong.

Les Européennes ont joué les indifférentes, oscillant entre -0,4% à Madrid et +1,99% à Zurich, le BEL20 et le CAC40 s’appréciant de respectivement +1,42% et +1,49%. C’est contre toute attente la réaction des marchés américains qui aura surpris tout le monde.

Alors qu’ils vivaient dans la crainte d’une stagflation, d’une guerre commerciale avec la Chine, et de la politique isolationniste de Donald Trump, plongeant dans le rouge à chaque sondage favorable à l’homme d’affaires, l’élimination inattendue d’Hillary Clinton aura finalement donné tort à toutes les analyses et toutes les prévisions.

Non seulement Wall Street n’a pas enregistré les reculs prédits par les observateurs, mais a enchainé les hausses. Au lendemain de l’élection, l’indice total du marché américain Dow Jones Wilshire 5000 (noté W5000) clôturait en hausse de 1,41%, l’indice des 30 « blue chips » américaines Dow Jones Industrial Average (noté DJI) gagnait 1,40%, tandis que l’indice des valeurs technologiques Nasdaq (noté IXIC) se contentait d’un gain de 1,11%. Deux semaines après l’élection (22 novembre), les gains enregistrés depuis le 8 novembre s’établissent à respectivement +4,13%, +3,77% et +3,71% pour ces trois indices.

Certes, dans le même temps l’or tenait bien son rôle de valeur refuge en s’appréciant de plus de 5%, signe que les investisseurs ne partageaient pas tous le même optimisme. Mais à y regarder de plus près, la vraie valeur refuge n’est peut-être pas celle que l’on croit.

Mieux que l’or…

Le New York Stock Exchange Arca Defense Index (noté DFI, en rouge sur le graphique) est un indice de secteur composé de 26 firmes parmi les plus représentatives de l’industrie de l’armement aux États-Unis, dont les « Big 6 » (Lockheed Martin, Boeing, Raytheon, General Dynamics, Northrop Grumman et L-3 Communication). Établi avec valeur de référence de 500 points le 28 septembre 2001 – quelques jours après les attentats, ce qui n’est pas un hasard – il atteint 3 776,70 points le 22 novembre 2016, ce qui correspond à une appréciation de 655% depuis sa création quinze ans plus tôt.

Le 9 novembre 2016, à la fermeture de Wall Street, l’effet Trump a propulsé l’indice de l’armement DFI à +6,49% en une seule séance[5]. Et la hausse s’est poursuivie, fixant la plus-value à 15,05% deux semaines plus tard (22 novembre).

Ce n’est pourtant pas réellement une surprise. Les comparaisons entre les indices ont souvent démontré[6] que, dopées par un enchainement d’effets d’aubaine – krach de la nouvelle économie au printemps 2000, attentats du 11 septembre 2001, guerre en Irak en 2003, crise financière en 2008 – les valeurs de l’armement avaient entamé le 21e siècle dans l’euphorie, surperformant toujours de façon spectaculaire les indices généraux de référence sur longue période. Le secteur de l’armement est incontestablement une valeur de long terme, voire même une valeur refuge lorsque s’effondrent d’autres pans de l’économie, en période d’incertitude, et lorsque résonnent les bruits de bottes.

 
Évolution des indices boursiers, 24 octobre – 22 novembre 2016. Sources : historiques des cours NYSE

Des guerres prometteuses…

Car cela faisait un moment déjà, bien avant l’élection de Donald Trump, que le secteur de l’armement, galvanisé par les propos de certains de ses dirigeants, ne dissimulait plus son optimisme et observait le climat de guerre qui s’installe avec une certaine délectation.

Réunis début décembre 2015 à West Palm Beach en Floride, dans le cadre de la « Third Annual Industrials Conference » organisée à l’initiative du Crédit Suisse, les principaux groupes du secteur de l’armement aux États-Unis avaient tenu à rassurer leurs actionnaires quant aux bénéfices attendus de l’escalade des conflits au Moyen-Orient[7].

Bruce Tanner, vice-président de Lockheed Martin, a souligné les « bénéfices indirects » de la guerre en Syrie. Citant le Su-24 russe abattu en Syrie par la Turquie le 27 novembre 2015, il a souligné que cet incident augmentait les risques pour les militaires américains dans la région, offrant à Lockheed Martin « un ascenseur immatériel en raison de la dynamique de cet environnement », une démonstration des besoins en avions F-22 et F-35, et un accroissement de la demande en « consommables » tels que les roquettes.

Le CEO de Raytheon, Tom Kennedy, évoquant sa rencontre avec le roi Salman d’Arabie saoudite, s’est également montré très confiant dans la hausse significative des ventes de « solutions de défense » à plusieurs pays de la région.

C’est aussi l’analyse du bureau d’audit Deloitte dans la livrée 2016 de son rapport Global aerospace and defense sector outlook, intitulé Poised for a rebound (« Prêts à rebondir »). Énumérant les principaux conflits et menaces – tensions en mers de Chine du Sud et de l’Est, Corée du Nord, Ukraine et Russie, l’État islamique au Moyen-Orient, ainsi que les attaques terroristes, les analystes de Deloitte notent que « pour les entreprises de la défense, ceci représente une opportunité de vendre plus d’équipement et de systèmes d’armes » et que, par conséquent, « un retour à la croissance » est à anticiper[8].

… et un programme présidentiel alléchant

En termes constants, les dépenses militaires des États-Unis ont diminué chaque année sans exception pendant la présidence Obama, accusant une baisse globale de 19,3% entre leur sommet de 2010 (héritage de Georges W. Bush) et 2015. Quelque soit le président élu, il était donc peu vraisemblable que cette baisse se prolonge encore, et les milieux d’affaires ont, comme nous l’avons vu, la conviction du contraire.

Le « Plan to Upgrade America’s Military » du futur occupant de la Maison Blanche ne pouvait que les conforter dans cette opinion. Le président élu s’est en effet fixé des objectifs ambitieux pour renforcer l’appareil militaire dont il n’a cessé de dénoncer les faiblesses durant sa campagne. Constatant que l’U.S. Army a perdu 21% de ses effectifs depuis 2012, il a promis de relever l’effectif à 540 000 soldats. L’U.S. Navy serait doté de 350 bâtiments, au lieu des 272 actuels. « Upgrade » aussi pour l’U.S. Air Force qui pourrait compter sur 1 200 avions de chasse avec Donald Trump commandant en chef.

Le financement de ce vaste programme de réarmement est encore un mystère, et cela d’autant plus que les gouffres budgétaires que sont la modernisation de l’arsenal nucléaire et les grands programmes – tels que les avions-ravitailleurs KC-46, et bien entendu l’avion multirôles F-35 – ne semblent pas remis en question pour l’instant. Chacun sait donc qu’il y aura de la marge entre les effets d’annonce de Trump pendant sa campagne et le pragmatisme dont il devrait faire preuve une fois dans le Bureau ovale. Mais tout concoure à rendre le sourire aux industriels de l’armement, y compris les menaces de Trump de sortir de l’OTAN, si les alliés des États-Unis au sein de l’Alliance atlantique – c’est-à-dire nous – ne sont pas prêts à payer davantage pour assurer leur propre sécurité. Si l’isolationnisme revendiqué par Donald Trump devait conduire à un renforcement des capacités militaires de l’Union européenne, c’est encore les grands groupes de l’armement des États-Unis qui en retireraient les principaux bénéfices.

Une économie de guerre permanente

L’hypothèse que nous soutenons depuis plusieurs années[9], selon laquelle les « marchés » internalisent dans leur comportement l’inéluctabilité des guerres et la croissance sans fin du secteur de l’armement, se vérifie. La finance a définitivement intégré le concept d’une « économie de guerre permanente » développé par l’économiste Seymour Melman dans les années 1970 et 80[10]. Ce comportement des investisseurs ne repose pas sur un mimétisme autoréférentiel comme on a pu le connaitre dans les années 1990 autour des valeurs technologiques du Nasdaq, avec pour conséquence l’éclatement de la bulle au printemps 2000. Il repose au contraire sur des fondamentaux solides tels que la pérennité de la fonction militaire, une croissance inévitable des dépenses militaires dans les économies émergentes et probablement dans l’Union européenne, l’élargissement des marchés de la sécurité nationale et de la surveillance des frontières, et bien entendu la persistance des conflits et foyers de tension dans de nombreux endroits de la planète. Plus que jamais, quand le canon tonne, le rentier chantonne…


L’auteur

Luc Mampaey est le directeur du GRIP, docteur en sciences économiques, ingénieur commercial et titulaire d’une maîtrise en gestion de l’environnement. Il est également maitre de conférence à l’Université Libre de Bruxelles.

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pdf Trump et Wall Street : anticipations positives pour le secteur de l’armement

 


[1].Советник Путина предсказал перезагрузку отношений между США и Россией (Le Conseiller de Poutine prédit un reset des relations États-Unis-Russie), Lenta.ru ,9 novembre 2016.

[3]. Cynthia Kroet, Former NATO chief becomes adviser to Ukraine’s Petro PoroshenkoPolitico, 28 mai 2016.

[4]. Pierre Rimbert, Le sens du placementLe Monde diplomatique, septembre 2015.

[5]. Un record pour une seule séance, battu a seulement deux reprises depuis l’établissement de l’indice le 28 septembre 2001 : +7,50% le 13 octobre 2008 et +10,82% le 28 octobre 2008, en pleine turbulence de la crise financière.

[6]. Voir notamment la dernière édition de Dépenses militaires, production et transferts d’armes – Compendium 2016, Rapport du GRIP 2016/8.

[7]. Lee FangZaid Jilani, Defense Contractors Cite “Benefits” of Escalating Conflicts in the Middle EastThe Intercept, 4 décembre 2015.

[9]. Luc Mampaey et Claude Serfati, «Armaments groups and the financial markets: an ‘unlimited warfare’ convention in the making? », dans Arms, War, and Terrorism in the Global Economy, Wolfram Esner (ed.), Bremer Schriften zur Konversion, Band 13, 2007, p. 121-147.

[10]. Lire, parmi d’autres ouvrages de Seymour Melman: Pentagon Capitalism, The Political Economy of War, McGraw-Hill Book Company, New York, 1970, et The Permanent War Economy, American Capitalism in Decline, Simon & Schuster Inc., New York, 1985.