La Serbie et le Kosovo ont signé, le 4 septembre 2020 à Washington, des accords essentiellement économiques, ouvrant la porte à des investissements des États-Unis, notamment pour restaurer les voies de communications entre Belgrade et Priština. L’invité-surprise de ces négociations a été Israël : les diplomates états-uniens ont réussi à faire signer aux frères ennemis balkaniques des accords séparés garantissant la reconnaissance du Kosovo par Israël et le déplacement de l’ambassade serbe de Tel Aviv à Jérusalem. En laissant de côté leurs contentieux fondamentaux.

Crédit photo : Cérémonie de signature avec le président serbe Aleksandar Vučić et le Premier ministre du Kosovo Avdullah Hoti Friday, le 4 septembre 2020, à la Maison-Blanche. (Photo officielle de la Maison-Blanche par Joyce N. Boghosian)

Ainsi, ont été convoqués, début septembre à Washington, le président serbe Aleksandar Vučić et le Premier ministre kosovar Avdullah Hoti. Ce dernier remplaçait le président Hashim Thaçi, devenu indésirable depuis son inculpation en juin 2020 pour crimes contre l’humanité commis plus de deux décennies plus tôt, pendant et après les bombardements de l’OTAN de 1999.

Après deux jours de pourparlers, plusieurs documents ont été signés. Les parties se sont engagées à développer, avec le financement de capitaux états-uniens, leurs liaisons routières et ferroviaires. Cet engagement intervient après que Washington avait déjà obtenu en janvier 2020 le rétablissement des vols entre Belgrade et Priština, après plus de vingt ans d’interruption. Le Kosovo a accepté de se joindre à une zone de libre-échange créée en octobre 2019 entre la Serbie, l’Albanie et la Macédoine du Nord. Un lac disputé – car situé à cheval sur le Kosovo et le reste de la Serbie – et sa centrale hydroélectrique, feront l’objet d’une « étude de faisabilité » par une firme américaine. L’enthousiasme des Serbes et Kosovars à cette perspective semble si grand que certains d’entre eux, dont le Premier ministre Hoti, n’ont pas hésité à proposer de renommer ce lac — actuellement Gazivoda en serbe et Ujman en albanais — du patronyme de l’actuel locataire de la Maison-Blanche : Lake Trump[1] !

Le sort des disparus des guerres passées et des réfugiés n’a pas été oublié, puisque les deux parties ont promis d’y « travailler davantage », ainsi que de soutenir les efforts des États-Unis pour dépénaliser l’homosexualité dans les 69 pays du monde où elle serait encore criminalisée.

Sur le plan purement politique, Belgrade s’est engagée, pour un an, à cesser sa campagne de « déreconnaissance » de l’indépendance du Kosovo, tandis que Priština s’abstiendrait de solliciter son adhésion à des organisations internationales pendant la même période. Les deux parties se sont enfin mises d’accord pour inscrire le Hezbollah sur leur liste des « organisations terroristes » et interdire l’utilisation d’équipement de 5G provenant de « vendeurs non fiables », supposément chinois[2].

Deux mois avant des élections outre-Atlantique, qui s’annoncent incertaines pour le candidat Trump, la Maison-Blanche a donc mis le grand braquet pour arracher cet accord fourre-tout, avec une double « cerise sur le gâteau » : l’engagement de Belgrade de déplacer son ambassade de Tel Aviv à Jérusalem — ce que seuls les États-Unis et le Guatemala ont fait jusqu’à présent — et la reconnaissance par Israël du Kosovo, qui devrait également installer son ambassade à Jérusalem.

La plus grande incertitude règne néanmoins quant à la mise en œuvre de pans entiers de cet accord. En effet, d’une part, la Turquie, alliée traditionnelle du Kosovo, a immédiatement condamné l’éventualité d’une ambassade kosovare à Jérusalem et demandé l’annulation de cette décision[3]. Et plus de trois semaines après l’avoir annoncée, les organes gouvernementaux kosovars s’étaient abstenus de publier la nouvelle de la reconnaissance d’indépendance par Israël, ce qui est contraire à leur habitude. En outre, divers points de l’accord — à l’exception de la reconnaissance par Israël — sont vivement dénoncés par les partis d’opposition albanais à Priština, en particulier par l’ex-Premier ministre, Albin Kurti, populaire leader ultranationaliste[4]. Il faut également souligner que le climat dans la capitale kosovare est loin d’être propice à des compromis. En effet, la classe politique locale, en particulier celle issue de l’Armée de libération du Kosovo, est sous forte tension depuis que les « Chambres spécialisées du Kosovo », chargées de juger les crimes impunis de ce groupe armé, sont entrées en action, en procédant à diverses inculpations, arrestations et comparutions[5].

Une balle dans le pied serbe ?

D’autre part, le président Vučić — qui se défend d’avoir signé le moindre accord avec le Kosovo, mais uniquement avec les États-Unis[6] — semble ne pas avoir été informé qu’Israël allait reconnaitre l’indépendance de Priština quand il a consenti à déplacer l’ambassade serbe à Jérusalem. Il menacerait dès lors d’y renoncer[7]. Cependant, Vučić s’est montré prêt à sacrifier des décennies de soutien au peuple palestinien pour s’attirer les bonnes grâces de l’Oncle Sam.

En effet, alors que la Yougoslavie socialiste a été un fer de lance de la cause palestinienne, la Serbie qui lui a succédé a instauré des liens étroits avec Israël tout en gardant des relations amicales avec l’Autorité palestinienne.

Toutefois, cette « trahison » pourrait, à terme, coûter cher à la Serbie. Pour justifier son refus de reconnaitre l’indépendance du Kosovo, considéré comme sa province méridionale et son berceau historique, Belgrade s’est toujours prévalue du respect méticuleux du droit international, en invoquant, comme « argument massue », la résolution 1244 du Conseil de sécurité de l’ONU. Après les bombardements de l’OTAN, cette résolution a en effet réaffirmé l’appartenance du Kosovo à la Serbie. Mais, en violant d’autres résolutions de l’ONU, dont la 476, la 478 et la 2334, qui interdisent les représentations diplomatiques à Jérusalem tant qu’Israéliens et Palestiniens n’auront pas trouvé d’accord sur le statut de la ville, Belgrade affaiblit sa position de principe. En outre, la reconnaissance du Kosovo par Israël pourrait en entraîner d’autres et mettre fin à la vague de « déreconnaissances », qui a amené une quinzaine d’États à retirer le Kosovo de la liste des pays qu’ils considèrent comme indépendants. Le nombre d’États reconnaissant le Kosovo serait alors descendu sous la barre de la centaine[8].

Par ailleurs, l’accord de Washington remet en question les relations privilégiées unissant Belgrade et Moscou. Alors que la Serbie annulait sa participation à des exercices militaires conjoints avec la Russie et le Belarus sous la forte pression de l’Union européenne (UE) et de l’OTAN[9], la presse russe mettait en garde face aux « conséquences géopolitiques » de l’accord, craignant un nouveau rapprochement de Vučić avec l’OTAN[10]. Ceci interviendrait alors qu’un nouveau gouvernement en gestation à Belgrade, consécutif à la nouvelle victoire du Parti progressiste serbe (SNS) de Vučić aux législatives de juin 2020, enverrait le Parti socialiste de Serbie (SPS)[11] dans l’opposition pour la première fois depuis douze ans. Or ce parti – avec Ivica Dačić, son président et actuel ministre des Affaires étrangères – est considéré comme la meilleure « courroie de transmission » de Moscou à Belgrade[12]. Cependant, officiellement, le président Poutine n’a pas critiqué l’accord de Washington et a confirmé « la position de principe de la Russie concernant la recherche d’un compromis et d’une solution équilibrée acceptables par Belgrade, devant être approuvés par le Conseil de sécurité de l’ONU »[13].

Enlisement à Bruxelles

Un autre perdant potentiel de l’arrangement concocté par la Maison-Blanche est sans conteste l’UE. En effet, le « dialogue » qu’elle patronne entre Belgrade et Priština depuis plus d’une décennie est plus enlisé que jamais. Sa principale réalisation, l’Accord de Bruxelles, conclu en avril 2013, avait notamment permis de faciliter les échanges et des communications entre les citoyens des deux entités.

Cependant, les autorités kosovares n’ont jamais entamé la mise en œuvre de leur principale obligation résultant de cet accord, la création d’une « Communauté des municipalités serbes » (CMS), offrant une autonomie à la petite dizaine de communes à majorité serbe, limitée aux domaines de l’enseignement et de la culture. Déclarée « anticonstitutionnelle », la CMS a été condamnée par la plupart des leaders albano-kosovars, le dernier en date étant le président Thaçi, qui l’a qualifiée de « faute grave et dangereuse ». Il avait pourtant négocié lui-même l’accord alors qu’il était Premier ministre[14]. Priština vient de franchir un pas supplémentaire, refusant non seulement de mettre en œuvre la CMS, mais même d’en discuter sous les auspices de l’UE, du moins tant que Belgrade n’aurait pas reconnu le Kosovo, ce qui a mené à une nouvelle suspension sine die des négociations en cours à Bruxelles[15].

Bien qu’ayant d’autres problèmes plus urgents à régler, l’UE a donc vécu l’arrangement du 4 septembre comme un camouflet. À l’inverse, Trump-the-Peacemaker n’a pas tardé à jubiler : l’accord serait une « percée historique », mettant fin à des décennies de « tueries de masse », et il s’est dit « certain » de remporter le « Prix Nobel de la Paix » pour cette réalisation[16]. Mais c’est surtout le volet israélien qui fait le bonheur du président américain : un premier pays européen et un premier « pays musulman » vont déplacer leur ambassade à Jérusalem ! Après l’établissement de relations diplomatiques entre Israël et deux pétromonarchies du Golfe, Bahreïn et les Émirats arabes unis, Trump continue de soigner son électorat sioniste — d’ailleurs davantage chrétien que juif — et ne se soucie guère de violer le droit international et de bafouer ceux du peuple palestinien.

And the winner is…

Il est encore difficile de prévoir quel sera l’impact de ces accords chaperonnés par les États-Unis. Ils pourraient influer légèrement sur la campagne électorale outre-Atlantique, en maximalisant la mobilisation de l’électorat évangéliste de Trump,
pro-israélien jusqu’au bout des ongles. Indirectement, en érodant le rôle de l’UE dans les Balkans, ils semblent pousser Serbes et Croates à harmoniser leurs intérêts centrifuges en Bosnie-Herzégovine, au détriment des Bosniaques[17].

Mais, que Trump soit réélu ou non, que les millions de dollars promis pour le développement des Balkans se matérialisent ou non, seul Israël semble certain d’empocher la mise, affaiblissant un peu plus les principes du droit international, la cause palestinienne et la perspective d’une paix durable au Moyen-Orient. Quant au différend serbo-kosovar, l’embourbement des pourparlers de Bruxelles, la marginalisation manifeste de l’UE et la radicalisation de Priština ne permettent d’espérer aucun progrès dans un avenir prévisible.

L’auteur

Chercheur au GRIP dans l’axe « Conflit, sécurité et gouvernance en Afrique », Georges Berghezan a également effectué de nombreux séjours dans les Balkans, et particulièrement pendant les guerres d’ex-Yougoslavie, qu’il couvrit comme reporter-photographe.

[1]. Xhorxhina Bami, PM’s Welcome For ‘Lake Trump’ Proposal Baffles Kosovo Officials, BalkanInsight, 25 septembre 2020.

[2]. Documents signed at the White House cover wider scope than expected, European Western Balkans, 4 septembre 2020 ; Milica Stojanovic et Xhorxhina Bami, Kosovo and Serbia Sign ‘Historic’ Deal Under Trump’s Auspices, BalkanInsight, 4 septembre 2020.

[3]. No: 198, 6 September 2020, Press Release Regarding the Reports on Kosovo’s Decision to Open an Embassy in Jerusalem, ministère des Affaires étrangères de la République de Turquie, 6 septembre 2020.

[4]. Kurti: Kosovo-Serbia Deal Is Unique, Pledges More Robust than Negotiations, Exit, 13 septembre 2020.

[5]. Kosovo War: Salih Mustafa’s case is the first for Hague court, BBC News, 28 septembre 2020.

[6]. Tracy Wilkinson, Leaders of Kosovo, Serbia agree to work toward improving economic ties, Los Angeles Times, 4 septembre 2020.

[7]. Lahav Harkov, Serbia won’t move embassy if Israel recognizes Kosovo, The Jerusalem Post, 9 septembre 2020.

[8]. Agata Palickova, 15 countries, and counting, revoke recognition of Kosovo, Serbia says, EURACTIV, 27 août 2019.

[9]. Serbia Withdraws From Belarus Military Exercise, Citing EU Pressure, Radio Free Europe/Radio Liberty, 9 septembre 2020.

[10]. Kommersant: There will be geopolitical consequences, Moscow warned Vučić, B92, 7 septembre 2020.

[11]. Brnabic: I am one of the candidates for prime minister, coalition with Sapic probable, B92, 4 août 2020.

[12]. Putin Awards Serbia’s Dacic Friendship Medal, Radio Free Europe/Radio Liberty, 31 janvier 2018.

[13] Vucic talking to Putin for the first time since Washington: What did they talk about?, B92, 10 septembre 2020.

[14]. Xhorxhina Bami, Kosovo President Savages Govt’s ‘Grave Mistakes’ in Serbia Talks, BalkanInsight, 17 septembre 2020 ;

[15]. Xhorxhina Bami, Kosovo Ducks Discussion of Serb Municipalities in Brussels Talks, BalkanInsight, 18 septembre 2020 ; The second round of dialogue in Brussels canceled due to Pristina?, B92, 23 septembre 2020.

[16]. Xhorxhina Bami et Milica Stojanovic, Trump Claims He’s ‘Ending Mass Killings’ as US Envoy Visits Serbia, Kosovo, Balkan Transitional Justice, BalkanInsight, 21 septembre 2020.

[17]. Srecko Latal, Bosnian Serb Leader’s Croatia Visit Highlights Region’s Shifting Geopolitics, BalkanInsight, 22 septembre 2020.

pdfSerbie-Kosovo : un accord pour les beaux yeux de Trump et Netanyahou ?