À la fin 2020, l’Union européenne (UE) a pu finalement pousser un soupir de soulagement. Dans les tous derniers jours de cette année cauchemardesque, elle a réussi à mener à terme plusieurs négociations difficiles, voire déchirantes, qu’elle trainait depuis des mois. Elle est ainsi parvenue à jeter les bases d’une nouvelle relation avec le Royaume-Uni, elle a trouvé un compromis au sujet de son budget pluriannuel pour 2021 – 2027, elle a adopté définitivement le Fonds européen de la défense et ses États membres ont arraché à la dernière minute un accord politique au sujet de la nouvelle Facilité européenne pour la paix (FEP).

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Éclipsée par les enjeux budgétaires et du Brexit, la nouvelle Facilité mériterait elle aussi les honneurs de l’actualité européenne. Elle représente, en effet, le dernier acte d’une série de réformes entreprises par l’Union à partir de 2016, dans le but de renforcer son rôle dans le secteur particulièrement délicat de la défense.

La Facilité est censée, entre autres choses, étendre les pouvoirs de l’UE en matière d’assistance militaire aux pays et organisations partenaires. Cette ambition, toutefois, n’a pas fait l’unanimité à Bruxelles, loin de là. En général, lorsque l’Union s’aventure dans le monde de la défense les choses tendent à se compliquer. Le dossier de la Facilité n’a pas fait exception : l’idée que Bruxelles puisse accroître ses compétences dans le domaine de la coopération militaire n’allait pas de soi. Les discussions à ce sujet ont été houleuses, avant qu’elles n’aboutissent à un compromis alambiqué arraché fin 2020.

Pour mieux cerner ces enjeux, et pour comprendre le rôle sécuritaire que l’UE entend jouer dans le monde et en Afrique, un pas en arrière est nécessaire.

Genèse d’une compétence

Cela fait désormais deux décennies que l’UE s’interroge sur son rôle dans le domaine de la défense. Au début des années 2000, elle a entamé un long et tortueux parcours devant lui permettre d’acquérir certaines compétences en la matière. Ce parcours a débuté plus précisément en 1999, lorsque l’Union a lancé la Politique de sécurité et de défense commune (PSDC), dans le but de déployer des missions civiles et militaires de gestion des crises. Aujourd’hui, il est encore loin d’avoir abouti.

Si dans un premier temps les Balkans ont constitué la toile de fond de la naissante politique de défense européenne, l’Afrique n’a pas tardé à entrer dans l’équation. C’est principalement sur ce continent, en effet, que la plupart des missions PSDC ont été envoyées. Celles-ci sont toutefois restées de faible ampleur, de basse intensité et limitée dans l’espace. L’Union ne s’est jamais engagée dans de véritables actions de combat : elle est restée un acteur prudent, qui tend à éviter l’emploi de la force. Aussi, l’impact stratégique de ses actions militaires a été inévitablement limité.

Durant les années 2010, le bilan mitigé de la PSDC a poussé l’UE à changer d’approche. Plutôt que d’intervenir dans les conflits africains en déployant des troupes au sol avec un mandat opérationnel étroit, elle a décidé de se focaliser sur des missions de formation militaire, afin de renforcer les capacités des États africains, tout en permettant aux Européens de ne pas s’engager outre mesure. C’est ainsi que les « EU Training Missions », ou EUTM, ont vu le jour et ont été déployées en Somalie, au Mali et en République centrafricaine.

Pour mieux soutenir la stabilisation de ses partenaires, l’Union a voulu également acquérir des compétences en matière d’assistance militaire, notamment au profit de ses partenaires sub-sahariens. Pour cela, en 2004, elle a créé la Facilité de soutien à la paix pour l’Afrique, et en 2017 elle a amendé ses programmes de coopération au développement, afin qu’ils puissent appuyer les capacités de pays bénéficiaires à mener des opérations de paix.

Financés sur des budgets de la coopération au développement, ces outils n’ont cependant pas permis à l’Union de soutenir de manière directe la composante militaire des opérations de paix. L’UE a été contrainte de le faire indirectement, en fournissant une aide civile dans des domaines tels que le transport de troupes, les systèmes informatiques, certaines infrastructures telles que les installations sanitaires, ou en soutenant les frais de subsistance des soldats (mais pas leur salaires).

La fourniture d’équipements de défense de nature létale est par contre restée un sujet tabou. La Facilité africaine, en outre, n’a pas permis à l’UE de soutenir par voie bilatérale les pays tiers, puisqu’elle ne s’adresse qu’aux opérations multilatérales de paix menées par des organisations régionales, sous l’égide de l’Union africaine.

Bref, les compétences que l’Union a acquises petit à petit depuis le début des années 2000 dans le domaine de la coopération militaire sont restées fragmentaires et incomplètes. C’est pour combler ces lacunes que la nouvelle Facilité européenne pour la paix est née.

La nouvelle Facilité et le débat sur les transferts d’armes

La Facilité européenne pour la paix est un instrument financier placé hors budget UE qui doit réunir, dans le cadre d’une procédure unique et distincte, tous les financements de l’UE devant soutenir des activités de type militaire. Elle doit faire essentiellement deux choses :

  1. D’une part, elle doit mieux assumer les coûts communs des missions militaires de gestion des crises de l’Union menées au titre de la PSDC, en récupérant et en renforçant le mécanisme Athéna.
  2. D’autre part, elle doit étendre les pouvoirs de l’UE en matière de coopération et d’assistance militaire, en reprenant les compétences de l’ancienne Facilité africaine pour la paix. À ce propos, elle introduit trois nouveautés majeurs dans la boîte à outil de l’Union :a) Elle autorise l’UE à fournir des équipements militaires, y compris létaux, à ses partenaires (comme on l’a vu, l’ancienne Facilité africaine ne permettait de soutenir les capacités militaires africaines que de manière indirecte, à travers des actions civiles) ;b) Elle lui permet de soutenir militairement un seul État, dans le cadre d’une coopération bilatérale (l’ancienne Facilité africaine permettait de soutenir uniquement les opérations multilatérales de soutien à la paix menées sous l’égide de l’Union africaine) ;c) Elle lui permet d’étendre son action au-delà de l’Afrique, sans restrictions géographiques.

La possibilité de fournir des équipements de défense à ses partenaires, y compris dans le cadre d’une simple relation bilatérale, marque un tournant symbolique dans l’histoire de l’UE. Principalement connue dans le monde pour ses politiques de coopération au développement, l’Union ne l’avait jamais fait avant. Inévitablement, une telle ambition ne pouvait qu’être accompagnée par un intense débat existentiel au sujet de la nature de l’UE et du rôle qu’elle doit jouer dans le monde.

Certains États membres, dont les pays neutres (l’Autriche, l’Irlande, Malte et la Suède), ont pendant longtemps, manifesté leurs réticences à ce que l’Union puisse accroître son rôle militaire, notamment en finançant le transfert d’équipements de défense létaux. Ils ont en cela été soutenus par plusieurs organisations non gouvernementales. Toutefois, d’autres pays comme la France, l’Allemagne, l’Espagne et l’Italie ont défendu fermement cette idée. Berlin, en particulier, s’est montrée particulièrement volontariste à ce sujet, malgré son positionnement traditionnellement prudent et mesuré dans les affaires militaires et les questions d’exportation. Ainsi, après de longues négociations, c’est pendant les dernières semaines de la présidence allemande de l’UE que le dossier a pu finalement être débloqué (décembre 2020).

Le compromis trouvé par les pays de l’Union à ce sujet s’apparente à ce genre d’arrangements typiques de la vie politique communautaire, dont seuls les Européens ont le secret. Dans les faits, l’Union pourra envoyer à ses partenaires tous les équipements de défense qu’elle jugera utile de leur fournir, qu’ils soient létaux ou non létaux. Quant aux États membres qui ne souhaitent pas être associés aux transferts les plus sensibles, ils pourront bénéficier de deux échappatoires, l’une politique et l’autre financière.

L’échappatoire politique consiste tout simplement dans le principe de l’abstention constructive : lorsque le Conseil souhaitera transférer des armes à un partenaire, les pays réticents pourront s’abstenir, sans bloquer une décision devant théoriquement être adoptée à l’unanimité.

En ce qui concerne l’échappatoire financière, elle réside dans un mécanisme permettant aux pays membres récalcitrants de ne pas financer les fournitures d’armes. Leur contribution à la Facilité ne sera pas pour autant réduite, puisqu’elle sera réorientée vers d’autres activités moins sensibles que celle-ci devra mener.

Cet arrangement complexe, fruit de plusieurs mois de négociations, devrait tout compte fait concerner une somme qui s’annonce finalement comme plutôt modeste. Le plafond budgétaire de la Facilité, en effet, a été fixé à cinq milliards d’euros pour les sept années à venir (2021 – 2027). Or, la nouvelle Facilité européenne devra continuer à soutenir les opérations de paix africaines déjà prises en charge par l’ancienne Facilité africaine. Elle devra en outre couvrir les coûts communs des missions militaires PSDC. Dès lors, le budget restant pouvant être utilisé pour soutenir de nouvelles opérations ou pour financer des transferts d’équipements militaires sera forcément limité. Selon des estimations encore fragmentaires et à prendre avec précaution, il pourrait se situer dans les alentours de 300 millions d’euros par an.

La capacité de contrôle et d’évaluation :
un enjeu essentiel pour l’UE

L’accord auquel les États membres sont parvenus au sujet de la Facilité repose sur un autre élément très important, qui en fait s’apparente à un véritable engagement. Il s’agit de l’obligation de mette en place un système d’analyse, de suivi et de contrôle strict des équipements et éventuellement des armes fournies. Objectif : assurer leur bon usage au regard des droits humains, de la démocratie, tout en limitant les risques de détournement.

Cet engagement est fondamental pour l’UE. Dans un domaine aussi délicat que celui des fournitures d’armes, Bruxelles devra adopter une position plus regardante et attentive que celles traditionnellement adoptées par les puissances nationales. Généralement, les pays de l’Union qui exportent des matériels militaires le font sur la base de considérations géopolitiques et économiques. Les considérations économiques, en particulier, sont devenues prépondérantes au fil du temps, puisqu’aujourd’hui la survie de nombreuses entreprises européennes de défense dépend de leurs ventes à l’étranger. Dans ce cadre, lorsque les gouvernements nationaux doivent octroyer des licences à l’exportation, les critères éthiques tendent à passer au deuxième plan (si ce n’était pas le cas, les pays européens ne vendraient pas d’armement aux monarchies du Golfe ou à l’Égypte par exemple).

Le rôle que la Facilité doit acquérir dans ce domaine, par contre, est complètement différent. Certes, l’UE doit poursuivre ses intérêts sécuritaires propres, mais elle ne doit nullement exporter des armes. Celles-ci ne seront pas transférées sur la base d’une logique économique ou industrielle. Le but de l’Union n’est pas de soutenir les entreprises européennes face à la concurrence internationale, mais de promouvoir la stabilité de ses partenaires, parce que cela correspond à son intérêt.

L’UE doit donc agir différemment que ses États membres, et elle doit le faire en affichant une rigueur exemplaire. Cette rigueur est nécessaire dans la mesure où elle doit permettre à l’Union de préserver son image de puissance bienveillante qui la différencie des autres puissances mondiales, et qui constitue un précieux levier d’influence politique, y compris pour les États membres. Aussi, toute décision en matière de fournitures d’armes devra se baser sur une solide capacité d’analyse, de suivi et de contrôle.

À ce stade, l’UE n’a pas encore dévoilé dans les détails comment elle compte s’y prendre. Quatre étapes semblent néanmoins se dessiner.

  1. L’Union devra, préalablement à tout transfert, mener une série d’analyses-pays et analyses de risque dans les domaines comme la stabilité, les droits humains, la démocratie et la bonne gouvernance (risques de détournements).
  2. Si ces évaluations préalables seront positives, elle demandera au pays ou à l’organisation bénéficiaire de s’engager formellement afin de garantir le bon usage et la sécurisation des matériels de défense qu’elle entend transférer, tout en acceptant le cas échéant des contrôles post-transfert.
  3. La troisième étape ne se situe pas au niveau européen mais au niveau national. La Facilité, en effet, ne conférera pas à l’Union le pouvoir d’octroyer des licences autorisant des transferts d’armement. Cette compétence demeurera entre les mains des pays membres. Ainsi, une fois qu’elle aura décidé d’envoyer des équipements de defense à un partenaire, l’UE devra identifier un fournisseur. Le pays où est établi le fournisseur devra ensuite octroyer souverainement les licences autorisant les transferts, selon sa législation et dans le respect des normes internationales et européennes, notamment au regard du certificat d’utilisateur final.
  4. À l’issue de la remise des équipements, l’Union devra enfin mettre en œuvre les contrôles définis en amont avec le pays bénéficiaire (point 2). Si les termes de cet accord venaient à ne pas être respectés, l’Union pourra prendre des mesures de rétorsion, telles que l’interruption de l’assistance militaire, voire la suspension de l’aide au développement, ou dans les cas les plus extrêmes, l’adoption d’autres dispositions restrictives.

Conclusions

Le débat sur les transferts d’armes évoqué dans cet Éclairage peut paraitre à première vue abscons, voire surréaliste. Pourquoi tant d’hésitations à partir du moment où l’Union a déjà acquis, depuis maintenant plusieurs années, des compétences en matière de défense et de gestion des crises ? Pour le comprendre, il a fallu retracer le parcours qui a amené l’Union à devenir un acteur militaire de la scène internationale. Ce parcours n’est pas allé de soi et il est loin d’avoir abouti. La Facilité européenne n’est que la dernière pièce d’un puzzle toujours en construction, et dont la physionomie finale doit encore être esquissée.

Les nouvelles compétences que la Facilité confère à l’UE, toutefois, marquent un tournant. Elles apportent à cette dernière quelque chose de fondamental qui jusqu’à présent lui manquait : la flexibilité. La Facilité, en effet, doit permettre à l’Union d’acquérir une marge de manœuvre qui lui a toujours fait défaut. Jusqu’à présent, elle pouvait réaliser certaines choses mais ne pouvait pas en faire d’autres. Elle était autorisée à soutenir certains aspects des opérations de paix africaines, sans pouvoir parallèlement aider militairement les pays africains par voie bilatérale. Elle pouvait acheter l’essence des véhicules de la MINUSMA sans pouvoir acquérir les véhicules militaires en question. Elle pouvait entraîner au tir les soldats maliens sans pouvoir leur fournir des munitions. Bref, l’UE était soumise à des réglementations strictes et détaillées, définissant a priori une série de contraintes, au-delà du contexte et de la réalité du terrain.

La nouvelle Facilité doit mettre un terme à ces contraintes. Ce qui ne signifie pas que l’Union doive désormais commencer à transférer des armes à tour de bras de par le monde. L’objectif n’est pas celui-là. Le but poursuivi est plus simplement de faire en sorte que l’UE ne soit plus automatiquement empêchée de transférer des équipements létaux à cause d’une règle abstraite et décontextualisée.

La question qui se pose n’est donc pas tant de savoir si, oui ou non, l’Union doit disposer d’une compétence lui permettant de financer, le cas échéant, des transferts d’armes à ses partenaires. L’enjeu est de comprendre plutôt quand elle doit le faire et quand elle doit s’abstenir. L’opportunité d’envoyer des armes à un pays pauvre et en conflit demeure une affaire extrêmement délicate, sur laquelle l’Union devra être jugée au cas par cas.

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Les auteurs

Federico Santopinto est analyste au GRIP. Il est spécialisé dans le processus d’intégration européenne en matière de défense et de politique étrangère.

Julien Maréchal est assistant de recherche au GRIP, sous la direction de Federico Santopinto.