Dès le début de la guerre en Ukraine en février 2022, des faits de déplacements forcés d’enfants ont été recensés. Si certains étaient orphelins, ce n’était pas le cas de tous. Des témoignages et des enquêtes font état de processus de tromperie et de manipulation tendant à séparer les enfants de leurs tuteurs légaux afin de les transférer en Russie ou vers des territoires ukrainiens sous contrôle russe[1]. Plusieurs médias ont rapporté que les enfants ont ensuite été enrôlés dans des classes « d’éducation patriotique » afin de les « russifier »[2]. En mai et juillet 2022, Poutine a d’ailleurs signé deux décrets facilitant les procédures de nationalisation et d’adoption de ces mineurs[3]. La plateforme du gouvernement ukrainien, Children of War, estime que plus de 19 500 enfants ont été déplacés entre le 24 février 2022 et le 22 août 2023[4]. À cette date, seuls 386 mineurs ont pu retourner auprès de leur famille[5].

En février 2023, la vice-présidente des États-Unis, Kamala Harris, a qualifié ces faits de « crime contre l’humanité »[6]. L’Assemblée parlementaire du Conseil de l’Europe (CdE) — organisation régionale réunissant 46 pays et dont la Russie a été exclue avec effet immédiat le 16 mars 2022[7] — a quant à elle affirmé que les pratiques de déplacements forcés des enfants ukrainiens « doivent être poursuivies comme crimes de guerre et crimes contre l’humanité »[8]. Elle évoque aussi le crime de génocide, demandant toutefois qu’une enquête plus approfondie soit conduite avant d’employer officiellement cette notion[9]. Les transferts forcés d’enfants sont, en effet, susceptibles d’être qualifiés tant de crime de génocide, de crime contre l’humanité ou de crime de guerre ; les transferts forcés étant mentionnés tant à l’article 6 (génocide)[10] qu’aux articles 7 (crimes contre l’humanité)[11] et 8 (crimes de guerre) du Statut de la Cour pénale internationale (CPI)[12]. C’est cette dernière qualification que le Procureur et la Chambre préliminaire II de la CPI ont choisie pour le mandat d’arrêt émis le 17 mars 2023 contre Vladimir Poutine et sa commissaire aux droits des enfants, Maria Lvova-Belova[13].

La qualification de crime de guerre présente un avantage pratique tenant au fait que la charge de la preuve nécessaire à l’établissement d’un mandat d’arrêt est, dans l’immédiat, plus facile à atteindre que pour le crime de génocide ou le crime contre l’humanité. Ce choix permet donc à la CPI d’agir rapidement à un moment opportun du conflit : trois semaines après le premier anniversaire de l’invasion et deux semaines après celui de l’ouverture de l’enquête. Ce calendrier n’est pas fortuit et offre une certaine visibilité à l’action de la Cour. On peut estimer que la CPI espérait faciliter le retour des enfants et accélérer la résolution du conflit. Il s’agissait sans doute également de montrer qu’elle fait son travail. Elle tente ainsi de répondre à certaines des critiques dont elle fait régulièrement l’objet, quitte à renforcer la perception chez certains États du biais pro-occidental.

1. Le crime de guerre : plus facile à établir aux fins du mandat d’arrêt

Pour émettre un mandat d’arrêt, la CPI doit démontrer qu’il existe « des motifs raisonnables de croire [qu’une] personne a commis un crime relevant de la compétence de la Cour[14]». À cette fin, le Procureur doit notamment fournir à la Chambre préliminaire un exposé succinct des faits et un résumé des éléments de preuve qui lui permettent de penser qu’un crime a été commis[15]. Si, comme mentionné précédemment, les transferts de population et/ou d’enfants sont repris aux articles 6, 7 et 8 du Statut de la CPI, le contexte dans lequel ces actes ont été commis et les intentions qui doivent les avoir présidés diffèrent.

Le crime de génocide est le plus spécifique et restrictif. Pour pouvoir être considérés comme constituant un acte de génocide, les transferts d’enfants doivent avoir été commis « dans l’intention de détruire, en tout ou en partie, un groupe national, ethnique, racial ou religieux[16] ». Ainsi il requiert une intention particulière (appelée mens rea). Pour reprendre les termes du Tribunal pénal international pour l’ex-Yougoslavie (TPIY), puisque le génocide est motivé par un « objectif global de destruction du groupe[17] », les victimes individuelles de ces actes sont choisies en raison de leur appartenance à ce groupe[18]. Par conséquent, pour qu’un juge puisse reconnaître qu’un génocide a été commis, il faut qu’il puisse établir l’existence de cette intention de détruire[19]. Or, prouver une intention n’est pas toujours aisé puisqu’il s’agit d’un élément subjectif et propre à l’auteur du crime. Cela est d’autant plus épineux lorsqu’aucun document (écrit, audio ou autre[20]) explicitant clairement l’intention génocidaire n’existe ou n’a été découvert.

Les crimes contre l’humanité et les crimes de guerre, quant à eux, n’exigent pas de démontrer une intention particulière des suspects. Il s’agit de crimes moins délicats à prouver, car les contextes dont ils dépendent relèvent d’éléments plus aisément objectivables.

Pouvant être perpétrés en temps de paix comme en temps de guerre[21], les crimes contre l’humanité se caractérisent par le traitement réservé à une population civile[22], indépendamment de son appartenance. Ce qui importe, c’est que les actes aient été « commis dans le cadre d’une attaque généralisée ou systématique lancée contre une population civile et en connaissance de cette attaque[23] ». L’attaque implique l’exercice de la violence (militaire, physique ou autre[24]) et doit être commise sur une grande échelle (caractère « généralisé ») ou de façon particulièrement organisée (caractère « systématique »)[25]. Ces critères permettent d’établir que les faits commis ne sont pas fortuits et s’inscrivent, au contraire, « dans la poursuite de la politique d’un État[26] ».

Le crime de guerre, quant à lui, consiste en une violation grave du droit international humanitaire (DIH) — branche du droit qui encadre la conduite des hostilités[27]. Afin de pouvoir considérer qu’il y a un crime de guerre, la CPI exige que l’existence d’un conflit armé soit établie et que l’acte incriminé y soit associé[28]. Il ne suffit donc pas que le crime soit perpétré en temps de guerre, il faut également que l’auteur des faits ait eu connaissance du contexte de conflit armé[29] et qu’il n’ait pas agit à titre privé.

La présence de « motifs raisonnables de croire » que les déplacements forcés d’enfants constituent un crime de guerre est, dans l’immédiat, plus facile à établir. Aux fins de l’octroi d’un mandat d’arrêt, cette qualification implique de démontrer :

  • L’existence d’un conflit armé entre la Russie et l’Ukraine (élément qui ne fait aucun doute) ;
  • Que les transferts des mineurs ukrainiens ont eu lieu dans le cadre de ce conflit ; et
  • Que Poutine et Lvova-Belova ont joué un rôle dans leur organisation.

Considérant les éléments de preuve requis par le Statut de la CPI et ceux accessibles par le Bureau du Procureur (BdP), ces trois critères sont en principe moins complexes à rencontrer que l’existence d’une intention génocidaire ou que le caractère « généralisé ou systématique » de l’attaque. Ces différentes démonstrations n’auraient pas forcément été impossibles, mais elles auraient appelé à des développements plus poussés et chronophages de la part du BdP chargé de mener l’enquête à charge et à décharge. La qualification de crime de guerre présente dans ce contexte un gain de temps à un moment stratégique du conflit.

2. Des mandats rapides à finalité humanitaire et politique

Le mandat d’arrêt contre Poutine et Lvova-Belova est émis peu de temps après deux dates clefs : les premiers anniversaires de l’invasion russe (24 février 2022) et de l’annonce de l’ouverture d’une enquête sur la situation ukrainienne par le Procureur de la CPI, Karim A. A. Khan KC (2 mars 2022[30]). Cette chronologie apporte une certaine audience à l’action de la CPI et contribue à médiatiser la criminalisation du déplacement forcé d’enfants ukrainiens. En attirant l’attention de la communauté internationale, les mandats d’arrêt traduisent la volonté de la Cour de faciliter le retour des enfants ukrainiens dans leurs familles et de peser sur le conflit en cours en renforçant le poids du droit alors que les hostilités s’éternisent.

Bien que le sujet ait déjà été couvert dans les médias, un acte officiel de la principale instance de justice pénale internationale interpelle l’opinion publique et assoit l’importance du problème. Cette décision souligne notamment l’urgence d’apporter des mesures correctives immédiates. Le choix d’annoncer publiquement l’existence des mandats alors qu’elle n’en a pas l’obligation manifeste l’intention de la CPI d’exercer une pression de nature politique sur les acteurs mis en cause afin que des moyens concrets soient déployés en faveur de la restitution des mineurs à leurs proches. C’est aussi un appel aux États tiers à relayer cette pression pour obtenir de la Russie les mesures attendues[31]. À cet égard, on note que la présidente de la Commission européenne, Ursula von der Leyen, a annoncé le 23 mars 2023 la tenue d’une conférence en partenariat avec la Pologne et l’Ukraine visant à recenser, localiser et rapatrier les enfants concernés[32]. Bien qu’elle n’en précise ni la date ni la localisation, Ursula von der Leyen estime que cette conférence est un moyen d’exercer une pression internationale pour tracer les enfants déplacés de force[33].

L’impact des mandats d’arrêt sur le retour des enfants est difficilement mesurable. Cela étant dit, à l’occasion de la délivrance des mandats d’arrêt, Khan a clairement souligné qu’il s’agissait d’un des effets attendus : « la loi [doit] protéger les personnes les plus vulnérables » et le BdP entend « veiller […] à ce que les enfants soient rendus à leurs familles et à leurs communautés »[34].

Les mandats d’arrêt contre Poutine et Lvova-Belova sont aussi une façon pour la CPI d’influer sur le déroulement des hostilités et les comportements des belligérants. La Cour rappelle que la règle de droit sera appliquée et que les suspects seront poursuivis sans forcément attendre la fin des hostilités. En ce sens, l’action de la CPI a une dimension dissuasive[35]. Concrètement, les 123 États parties au Statut de la Cour ont désormais l’obligation d’arrêter le président russe et sa commissaire aux droits de l’enfant s’ils se trouvent sur leur territoire[36]. Les États qui ne sont pas membres de la CPI ont, quant à eux, un document à leur disposition qui leur permet d’en faire de même s’ils le souhaitent. Dans ce cadre, les mandats d’arrêt font peser une épée de Damoclès sur les deux hauts responsables russes. Or, Poutine n’est pas uniquement un chef d’État en exercice, mais aussi le plus haut chef militaire des forces armées russes[37] et le principal responsable de l’agression menée depuis le 24 février 2022. Symboliquement, son arrestation perturberait le conflit en cours.

Encadré 1. L’affaire Al-Bashir et le refus de coopérer des États parties

Le 4 mars 2009 et le 12 juillet 2010, la CPI délivre deux mandats d’arrêt à l’encontre d’Omar Al-Bashir, alors président du Soudan depuis le 16 octobre 1993. Il est accusé de plusieurs chefs de crimes contre l’humanité, crimes de guerre et génocide supposément commis au Soudan entre 2003 et 2008[38]. Son cas illustre l’incapacité de la Cour à juger des personnes recherchées sans la coopération des États parties. S’il a été gêné dans l’organisation de ses déplacements, Omar Al-Bashir a tout de même effectué de nombreuses visites sur le territoire d’États parties à la Cour dans le cadre de sa fonction présidentielle[39]. La CPI s’est pourtant efforcée d’émettre plusieurs décisions demandant aux États de coopérer en arrêtant et remettant Al-Bashir[40]. Toutes ses tentatives sont restées vaines et des États comme le Tchad, le Nigéria[41], la Jordanie, l’Ouganda ou l’Afrique du Sud[42] ont accueilli l’homme recherché. Destitué en avril 2019, Omar Al-Bashir est depuis lors détenu au Soudan. Le gouvernement du pays a annoncé le 11 août 2021 vouloir remettre l’accusé à la CPI, mais cette intention ne s’est pas encore concrétisée [43].

Puisqu’ils n’expirent pas, les mandats émis par la CPI exercent une influence sur la capacité des personnes visées à exercer leurs fonctions. Même si Moscou ne reconnait pas la CPI et considère que sa décision est « nulle et non avenue[44]», les mandats limitent les déplacements de Poutine et Lvova-Belova aux seuls États « de confiance [45]». Ainsi, le 19 juillet, Poutine aurait finalement renoncé à se rendre au sommet des BRICS tenu en Afrique du Sud (État partie au Statut de la CPI) du 22 au 24 août 2023[46]. Cette décision aurait été prise de commun accord avec les autorités sud-africaines. Johannesburg évite ainsi de devoir choisir entre ses obligations internationales et l’arrestation d’un chef d’État en exercice. Derrière l’organisation d’événements internationaux, l’Afrique du Sud doit faire face au spectre de l’affaire Omar Al-Bashir, l’ancien président soudanais qu’elle avait refusé de remettre à la CPI alors qu’il était recherché pour crimes contre l’humanité, de guerre et de génocide.

In fine, les mandats gênent Poutine et Lvova-Belova en leur collant sciemment une étiquette de « paria[s] internation[aux][47] ». Bien que le principe de la présomption d’innocence s’applique[48], la CPI a désigné ces individus comme des criminels de guerre présumés. Par conséquent, il devient plus délicat pour les pays qui n’ont pas explicitement condamné l’invasion russe de l’Ukraine de maintenir leur position de relative neutralité au risque de s’exposer à de lourdes critiques[49]. Les actions de la CPI participent, en somme, aux efforts d’isolement international du pouvoir russe. De ce point de vue, à l’instar des sanctions adoptées par les États-Unis, l’Europe et leurs alliés depuis le début de la guerre, la CPI cherche, à sa propre façon, à dissuader Moscou d’enfreindre le droit international.

3. Les mandats rapides d’une Cour encore confrontée à plusieurs défis

Depuis son entrée en fonction le 1er juillet 2002, la CPI fait l’objet de nombreuses critiques, tant en raison de sa lenteur[50] que du caractère sélectif des enquêtes ouvertes et des procédures engagées. La Cour a, en particulier, été accusée de viser prioritairement l’Afrique en faisant le jeu des pays européens[51]. Bien que plusieurs États africains soient parties au Statut de la Cour et aient sollicité son intervention dans des situations les concernant[52], le nombre de procédures impliquant des ressortissants africains a suscité un fort « mouvement anti-CPI » sur le continent[53]. Le 29 mai 2013, ce contexte a même obligé le Président de la CPI, le juge coréen Song Sang-hyun, à publier un communiqué de presse où il rappelle l’indépendance, la neutralité et l’impartialité de la CPI. Il insiste sur le fait que ses décisions sont prises « sur la base du droit et des preuves disponibles et ne sont pas fondées sur des considérations régionales ou ethniques[54] ». Malgré cela, la Cour continue à être régulièrement critiquée et sa légitimité remise en cause. Dans le contexte actuel, la Russie peut apparaître comme une cible « facile ». Certains percevront les mandats contre Poutine et Lvova-Belova comme une continuité de la politique consistant à ne pas viser les États occidentaux et à s’attaquer prioritairement à leurs « ennemis ». La Chine, à titre d’illustration, a réagi en invitant la Cour à « éviter la politisation et la politique du deux poids deux mesures[55] ».

Cela étant dit, il faut souligner que la Cour tente de se détacher du « biais africain [56]» qui lui est souvent attribué. C’est la première fois qu’un mandat d’arrêt de la Cour ne vise pas un chef d’État en exercice provenant du continent africain, mais le président d’un des cinq membres permanents du Conseil de sécurité des Nations unies (CSNU). Il s’agit d’un message politique fort qui rappelle que si la Cour n’a pas en l’espèce compétence pour juger du crime d’agression[57], elle reste capable et prête à poursuivre les exactions russes en Ukraine. En s’attaquant à la tête d’un État puissant engagé dans un conflit armé, le Procureur renvoie l’image d’une Cour proactive et engagée dans sa mission de lutte contre l’impunité[58]. Ce faisant, Karim Khan répond aux critiques qui avaient été formulées à l’encontre de ses prédécesseurs qui s’étaient vu reprocher d’être trop prudents[59]. C’est pourquoi l’émission rapide d’un mandat d’arrêt peut aussi s’interpréter comme une réponse à cette critique récurrente.

La prise de risque du BdP reste toutefois limitée avec la qualification de crime de guerre. Symboliquement, les crimes de guerre sont probablement les plus « dépassionnés » des crimes tombant dans le champ de compétence de la CPI. Les crimes de guerre correspondent, en effet, à des violations graves du droit international humanitaire[60]. Ce dernier corps de règles régissant la conduite des hostilités va au-delà de la protection de civils et interdit aussi, par exemple, des pratiques visant à tromper l’ennemi ou à maltraiter les soldats en cas de capture[61]. Les notions de crime de génocide et de crime contre l’humanité, quant à elles, sont apparues après la Seconde Guerre mondiale afin de rendre compte des crimes nazis, dont l’Holocauste[62]. Elles visent des actions dont le caractère massif est particulièrement choquant et qui sont perpétrées par des personnes ne participant souvent aucunement aux combats[63].

En ce qui concerne la lenteur des procédures, l’action de la CPI dans le cadre de la situation ukrainienne figure parmi les records de rapidité. Le BdP a annoncé l’ouverture d’une enquête le 2 mars 2022, soit le lendemain de la réception de la première notification portant les événements à l’attention du Procureur[64]. Ce dernier demande la délivrance des mandats d’arrêt pour crime de guerre contre Poutine et Lvova-Belova onze mois et vingt jours plus tard. La Chambre préliminaire II ne mettra que 23 jours à répondre positivement à cette demande. À titre de comparaison, le BdP a demandé l’ouverture d’une enquête deux mois et six jours après le renvoi à la Cour de la situation du Darfour (Soudan) par le CSNU. Il fallut patienter encore quatre années avant qu’un mandat d’arrêt soit délivré contre le président en exercice de l’époque, Omar Al-Bashir[65]. Toutefois, la Cour semble aussi avoir été attentive à ne pas être trop rapide. L’émission de mandat d’arrêt contre l’ancien président ivoirien Laurent Gbagbo sept semaines après l’ouverture de l’enquête en octobre 2011[66], avait suscité des questions quant au sérieux du travail du BdP[67]. Face à une telle célérité de la procédure, le Procureur risque de se voir rappeler que les enquêtes sur les situations palestinienne et afghane, alors ouvertes depuis des années, n’ont toujours pas, ou peu, avancé. Pourtant, les populations civiles continuent de subir des violations du droit international[68].

Conclusion : « l’après » mandats d’arrêt

Parmi les trois qualifications que la CPI pouvait utiliser pour caractériser les transferts forcés d’enfants, elle a choisi celle de crime de guerre. Plus simple et rapide à mettre en œuvre, cette qualification a permis à la Cour de faire un coup d’éclat avec l’annonce de deux mandats d’arrêt à un moment médiatisé de la guerre en Ukraine : son premier anniversaire. Agir rapidement présentait plusieurs avantages. La Cour espérait influencer la conduite des belligérants et accélérer le retour des enfants ukrainiens enlevés à leurs familles. Elle pouvait également tenter de répondre aux critiques dont elle fait régulièrement l’objet concernant la lenteur et la partialité de son action. Avec le mandat d’arrêt contre Poutine, la CPI a montré qu’elle avait la capacité et la volonté de s’attaquer aux États puissants dans la poursuite de sa mission de lutte contre l’impunité des crimes de droit international. Il reste que les progrès dont elle a fait preuve dans son travail devraient être transposés aux autres situations qui la concernent.

Enfin, il convient de souligner qu’en choisissant la qualification de crime de guerre, la Cour ne s’interdit nullement de requalifier les faits à mesure que l’enquête avance et qu’émergent de nouveaux éléments permettant d’établir l’existence d’une intention génocidaire ou d’une « attaque généralisée ou systématique »[69]. Il n’est pas non plus impossible que le BdP décide de soumettre de nouvelles demandes de mandat d’arrêt, y compris contre Vladimir Poutine, pour d’autres crimes[70]. En effet, Karim Khan a qualifié les mandats contre Poutine et Lvova-Belova de « première étape concrète […] dans la situation en Ukraine[71] ». Le mandat d’arrêt du 17 mars 2023 émis contre Vladimir Poutine et sa commissaire aux droits des enfants, Maria Lvova-Belova, n’est probablement que le début d’une longue procédure.

[1]. Voir notamment MARK Michelle, « Thousands of residents in a besieged Ukrainian city were ‘forcibly’ taken to Russia, Mariupol city officials say », Insider, 20 mars 2022 ; WILLIE Belkis, LOKSHIMA Tanya, « ‘We had no choice’ ‘Filtration’ and the crime of forcibly transferring Ukrainian civilians to Russia », Human Rights Watch, 1er septembre 2022; EL DEEB Sarah, SHVETS Anastasiia, TILNA Elizaveta, « How Moscou grabs Ukrainian kids and makes them Russians », The Associated Press, 13 octobre 2022 ; Amnesty International, « ‘Like a prison convoy’ Russia’s unlawful transfer and abuse of civilians in Ukraine during ‘filtration’ », 10 novembre 2022 ; BUBOLA Emma, « Using adoptions, Russia turns Ukrainian children intro spoils of war », The New York Times, 22 octobre 2022.

[2]. EL DEEB Sarah, SHVETS Anastasiia, TILNA Elizaveta, « How Moscou grabs Ukrainian kids and makes them Russians », The Associated Press, 13 octobre 2022 ; BUBOLA Emma, « Using adoptions, Russia turns Ukrainian children intro spoils of war », The New York Times, 22 octobre 2022.

[3]. Décret présidentiel n° 330 du 30 mai 2022, [TRADUCTION]  « Relatif à l’introduction de modifications au décret n° 183 du Président de la Fédération de Russie du 24 avril 2019 », « Sur la détermination, à des fins humanitaires, des catégories de personnes habilitées à demander la citoyenneté de la Fédération de Russie dans le cadre de la procédure simplifiée » et le décret présidentiel n° 187 du 29 avril 2019 « Sur certaines catégories de citoyens étrangers et d’apatrides habilités à demander la citoyenneté de la Fédération de Russie dans le cadre de la procédure simplifiée », « Publication officielle des actes juridiques », 30 mai 2022 ; Décret présidentiel n°440 du 11 juillet 2022 [TRADUCTION] « portant modification du décret du Président de la Fédération de Russie n° 183 du 24 avril 2019 », « Sur la définition à des fins humanitaires des catégories de personnes ayant droit à demander l’admission à la citoyenneté de la Fédération de Russie de manière simplifiée » et Décret du Président de la Fédération de Russie du 29 avril 2019 n° 187 « Sur certaines catégories de citoyens étrangers et d’apatrides qui ont le droit de demander l’admission à la citoyenneté de la Fédération de Russie de manière simplifiée », 11 juillet 2022.

[4]. Children of war, consulté le 22 août 2023.

[5]. Ibidem.

[6]. The White House, « Speeches and remarks », Remarks by Vice President Harris at the Munich Security Conference, 18 février 2023.

[7]. Conseil de l’Europe (CdE), Comité des ministres, Resolution on the cessation of the membership of the Russian Federation to the Council of Europe, CM/Res (2022)2, 16 mars 2022.

[8]. CdE, Assemblée parlementaire, Déportations et transferts forcés d’enfants et d’autres civils ukrainiens vers la Fédération de Russie ou les territoires ukrainiens temporairement occupés : créer les conditions de leur retour en toute sécurité, mettre fin à ces crimes et sanctionner leurs auteurs, Résolution 2495 (2023), 27 avril 2023, p. 1, §2.

[9]. Ibidem.

[10]. Statut de la Cour pénale internationale (CPI), adopté à Rome le 17 juillet 1996, entré en vigueur le 1er juillet 2022, art. 6, e). Voir aussi Convention pour la prévention et la répression du crime de génocide, adopté à New York le 9 décembre 1948, entrée en vigueur le 12 janvier 1951, art. 2.

[11]. Statut de la CPI, art. 7, § 1, d).

[12]. Ibid., art. 8 § 2, b), viii).

[13]. CPI, « Nouvelles », Situation en Ukraine : les juges de la CPI délivrent des mandats d’arrêt contre Vladimir Vladimirovitch Poutine et Maria Alekseïevna Lvova-Belova, 17 mars 2023.

[14]. Statut de la CPI, Art. 58, § 1, a).

[15]. Ibid., art. 58, § 2, c) et d).

[16]. Statut de la CPI, art. 6.

[17]. Tribunal pénal international pour l’ex-Yougoslavie (TPIY), Chambre de première instance I, Le Procureur c. Goran Jelis, Affaire n°IT-95-10-T, Jugement, 14 décembre 1999, § 66.

[18]. TPIY, Chambre de première instance I, Le Procureur c. Goran Jelis, Affaire n°IT-95-10-T, Jugement, 14 décembre 1999, § 66.

[19]. TPIY, Chambre d’Appel, Le Procureur c. Goran Jelisić, Affaire n° IT-95-10-A, Arrêt, 5 juillet 2001, § 46.

[20]. TPIR, Chambre de première instance I, Le Procureur c. Jean-Paul Akayesu, Affaire n°ICTR-96-4-T, 2 septembre 1998, § 523 ; United States Holocaust Memorial Museum, « Encyclopédie multimédia de la Shoahu», Lutter contre le négationnisme : présentation des preuves de l’Holocauste à Nuremberg, consulté le 7 juillet 2023.

[21]. TPIY, Chambre de première instance, Le Procureur c/ Dusko Tadic, Jugement, Affaire n° IT-94-1- T, Ch. II, 7 mai 1997, § 623–627 ; DJALDOUDA Catherine, « L’interprétation du contexte de commission des crimes contre l’humanité par les juridictions pénales internationales ad hoc », International Multilingual Journal of Science and Technology, vol. 5, 6 juin 2020, p. 2.

[22]. FERNANDEZ Julian, Droit international pénal, Paris, LGDJ, 2020, p. 163 ; TPIR, Chambre de première instance I, Le Procureur c. Ignace Bagilishema, Jugement, ICTR-95-1A-T, 7 juin 2001, § 80 ; CPI, Chambre de première instance II, Le Procureur c. Germain Katanga, Jugement, ICC-01/04-01/07, 7 mars 2014, § 800-803, § 1104.

[23]. Statut CPI, Art. 7.

[24]. CPI, Éléments des crimes, ICC-PIDS-LT-03-002/11, adopté et entré en vigueur le 9 septembre 2002, art. 7(3) ; CPI, Chambre de première instance II, Le Procureur c. Germain Katanga, Jugement, ICC‑01/04-01/07, 7 mars 2014, § 1101.

[25]. CPI, Chambre de première instance II, Le Procureur c. Germain Katanga, Jugement, ICC-01/04-01/07, 7 mars 2014, § 1098.

[26]. Éléments des crimes, ICC-PIDS-LT-03-002/11, adopté et entré en vigueur le 9 septembre 2002, art. 7, § 3.

[27]. Rédaction du Comité international de la Croix-Rouge, « Qu’est-ce que le droit international humanitaire ? », Comité international de la Croix-Rouge, 5 juillet 2022.

[28]. Éléments des crimes, ICC-PIDS-LT-03-002/11, adopté et entré en vigueur le 9 septembre 2002, art. 8(c).

[29]. Idem.

[30]. CPI, Déclaration du Procureur de la CPI, Karim A.A. Khan QC, sur la situation en Ukraine : Réception de renvoi de la part de 39 États parties et ouverture d’une enquête, 2 mars 2022.

[31]. Cour pénale internationale, « Nouvelles », Situation en Ukraine : les juges de la CPI délivrent des mandats d’arrêt contre Vladimir Vladimirovitch Poutine et Maria Alekseïevna Lvova-Belova, 17 mars 2023 ; POLITI Caroline, « Guerre en Ukraine : pourquoi le mandat d’arrêt de la CPI contre Vladimir Poutine n’est pas que symbolique » 20minutes, 20 mars 2023.

[32]. « Guerre en Ukraine : l’UE va organiser une conférence afin d’aider à rapatrier les enfants enlevés par la Russie », RTBF, 23 mars 2023.

[33]. « Guerre en Ukraine : Ursula von der Leyen annonce une conférence sur les enfants enlevés par la Russie », La Libre, 23 mars 2023.

[34]. CPI, Déclaration du Procureur Karim A. A. Khan KC à la suite de la délivrance des mandats d’arrêt émis à l’encontre du président Vladimir Poutine et de Mme Maria Lvova Belova, 17 mars 2023.

[36]. Statut de la CPI, art. 89.

[37]. Ministère de la Défense de la Fédération de Russie, « Administration », Commandant en chef suprême, consulté le 22 août.

[38]. Cour pénale internationale, « Situations et Affaires », Affaire Le Procureur c. Omar Hassan Ahmad Al Bashir Al Bashir, ICC-02/05-01/09, consulté le 24 juillet 2023.

[39]. EBEN Viktor, « Analysis : The ICC has issued an arrest warrant for Putin. What does this mean for SA ? », News24, 5 avril 2023.

[40]. BITTI Gilbert, « Droit pénal international », Revue de science criminelle et de droit pénal comparé, Numéro 2013/4 (N° 4), 2013, p. 941-970 ; Cour pénale internationale, « Situations et Affaires », Affaire Le Procureur c. Omar Hassan Ahmad Al Bashir, Documents publics, consulté le 24 juillet 2023.

[41]. BITTI Gilbert, « Droit pénal international », Revue de science criminelle et de droit pénal comparé, Numéro 2013/4 (N° 4), 2013, p. 941-970.

[42]. JEANGÈNE VILMER Jean-Baptiste, « L’ “Afrique” et la Cour pénale internationale », dans FERNANDEZ Julian, PACREAU Xavier, UBÉDA-SAILLARD Muriel (Dir.), Statut de Rome de la Cour pénale internationale : commentaire article par article, Éditions A. Pedone, 2019, p. 235-238.

[43]. « Le Soudan va remettre Omar Al-Bachir, recherché pour génocide au Darfour, à la cour pénale internationale », Le Monde, 11 août 2021.

[44]. MAUPAS Stéphanie, « Guerre en Ukraine : pourquoi la CPI a émis un mandat d’arrêt contre Vladimir Poutine ? », Le Monde, 18 mars 2023.

[45]. EBEN Viktor, « Analysis : The ICC has issued an arrest warrant for Putin. What does this mean for SA ? », News24, 5 avril 2023.

[46]. « Afrique du Sud : Vladimir Poutine ne participera pas au sommet des Brics à Johannesburg », RFI, 19 juillet 2023.

[47]. EBEN Viktor, op. cit..

[48]. Statut de la CPI, art. 66.

[49]. Voir NIA Gissou, « Behind the warrants is evidence, a global campaign, and perhaps a strategy », Atlantic Council, 17 mars 2023.

[50]. Voir notamment NOLLEZ-GOLDBACH Raphaëlle, La Cour pénale internationale, Paris, Presses universitaire de France, 2018, p. 82-120 ; BAELE Myriam, « La Cour pénale internationale a vingt ans. Le bel âge ? », RTBF.be, 17 juillet 2022.

[51]. JEANGÈNE VILMER Jean-Baptiste, « L’ “Afrique” et la Cour pénale internationale », dans FERNANDEZ Julian, PACREAU Xavier, UBÉDA-SAILLARD Muriel (Dir.), Statut de Rome de la Cour pénale internationale : commentaire article par article, Editions A. Pedone, 2019, p. 230.

[52]. LONGUET Samuel, « Géopolitique », in BEAUVALLET Olivier (dir.), Dictionnaire encyclopédique de la justice pénale internationale, Boulogne-Billancourt, Berger-Levrault, 2017, p. 495.

[53]. JEANGÈNE VILMER Jean-Baptiste, op. cit.

[54]. CPI, « La CPI souligne son impartialité et réitère son engagement à la coopération avec l’Union africaine », Communiqué de presse, 29 mai 2013.

[58]. FERNANDEZ Julian, « Mandat d’arrêt contre Vladimir Poutine : la Cour pénale internationale a-t-elle franchi le Rubicon ? », Le Rubicon, 20 mars 2023 ; MAUPAS Stéphanie, « Guerre en Ukraine : pourquoi la CPI a émis un mandat d’arrêt contre Vladimir Poutine ? », Le Monde, 18 mars 2023.

[59]. Sur la critique de prudence adressée aux Procureurs de la CPI, voir : FERNANDEZ Julian, « Mandat d’arrêt contre Vladimir Poutine : la Cour pénale internationale a-t-elle franchi le Rubicon ? », Le Rubicon, 20 mars 2023.

[60]. Rédaction du Comité international de la Croix-Rouge, « Qu’est-ce que le droit international humanitaire ? », Comité international de la Croix-Rouge, 5 juillet 2022.

[61]. Idem.

[62]. FUCHS Édith, « La notion de crime contre l’humanité », L’humanité et ses droits (2020), 2020, p. 97-101 ; KLAMBERG Marc (editor), Commentary on the Law of the International Criminal Court, Torkel Opsahl Academic Epublisher, 29 avril 2017, p. 19.

[63]. La qualification de crime de guerre évite d’engendrer un certain malaise et permet à la Cour de construire un consensus plus large autour de ses actions. Ainsi elle se préserve davantage des accusations de partialité. Sur la coopération des États à l’enquête de la Cour voir : EBEN Viktor, « Analysis: The ICC has issued an arrest warrant for Putin. What does this mean for SA? », News24, 5 avril 2023.

[64]. La Lituanie a été la première à notifier le BdP de la situation en Ukraine, le 1er mars 2022. Durant le mois de mars et d’avril 2022, le BdP a reçu des notifications en provenance de 42 pays membres supplémentaires. Voir CPI, « Situation en Ukraine », ICC-01/22, consulté le 8 août 2023.

[65]. Cour pénale internationale, « Situations et Affaires », Affaire Le Procureur c. Omar Hassan Ahmad Al Bashir, consulté le 4 juillet 2023.

[66]. Cour pénale internationale, Chambre préliminaire II, Mandat d’arrêt à l’encontre de Laurent Koudou Gbagbo, ICC-02/11, 23 novembre 2011, § 3.

[67]. POISSONNIER Ghislain, « L’acquittement de Laurent Gbagbo, un condensé des limites de la Cour pénale internationale ? », Revue internationale et stratégique 2019/4 (N° 116), 2019, p. 104-106.

[68]. « PA: ‘ICC should probe Israel’s acquittal of soldier who killed autistic Palestinian’», Middle East Monitor, 8 juillet 2023 ; BAROUD Ramzy, « From ICC to ‘sportswashing’ : The West’s self-serving narratives must be combated », Middle East Monitor, 8 juillet 2023.

[69]. CPI, Règlement de la Cour, adopté le 26 mai 2004, ICC-BD/01-01-04, Norme 55.

[70]. Déclaration du Procureur Karim A. A. Khan KC à la suite de la délivrance des mandats d’arrêt émis à l’encontre du Président Vladimir Poutine et de Mme Maria Lvova Belova, 17 mars 2023.

[71]. Ibidem. Voir aussi WARRICK Thomas S., « A moment of moral clarity », Atlantic Council, 17 mars 2023.

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Crédit photo : Rencontre avec la commissaire présidentielle aux droits de l’enfant Maria Lvova-Belova, 9 mars 2022 ; Auteur Présidence russe, via Wikimedia Commons