Dans le cadre du programme de recherche du GRIP consacré aux enjeux sécuritaires dans la région de l’Asie-Pacifique, Bruno Hellendorff a publié le 19 janvier sur le site de Perspectives Internationales une « Tribune libre » consacrée au rôle de l’Indonésie comme puissance médiane entre la Chine et les États-Unis.

Archipel comptant plus de 17 000 îles, s’étendant sur plus de 5 000 km et sur lesquelles vivent 240 millions d’habitants, l’Indonésie est le plus important pays d’Asie du Sud-est. Depuis que son économie continue de croître de plus de 6 % par an malgré la crise économique mondiale, Jakarta a gagné un nouveau statut de puissance émergente relayé par de nombreux médias occidentaux. Au-delà de son économie, l’Indonésie représente aussi une région carrefour, entre les océans indien et pacifique, et une zone de rencontre entre différentes influences extérieures. Depuis quelques années, le pays cherche à se détacher quelque peu de son statut d’ « Etat pivot », objet de rivalités géopolitiques qui le dépassent, pour être pleinement maître de son destin, acteur de plein droit au sein d’une région en pleine transformation.

L’Indonésie se trouve en effet au cœur d’une région, l’Asie-Pacifique, où un fort dynamisme et une interdépendance croissante dans le champ économique sont découplés du champ politique et stratégique, où s’expriment de nombreuses tensions et autres antagonismes. La Chine est le partenaire économique privilégié de la grande majorité des États de la région, même des États-Unis, tandis que Washington représente le principal partenaire en matière de défense et de sécurité pour ces mêmes États. Dès lors, les aléas de la relation difficile entre la Chine et les États-Unis y constituent le principal facteur de déstabilisation systémique. Dans ce cadre, les choix posés par les États et institutions moins puissants en réponse à la reconfiguration de leur environnement stratégique s’avèreront cruciaux pour la paix et la sécurité régionale. Certains ont fait le choix d’appuyer Washington (Philippines, Vietnam), d’autres préfèrent s’aligner sur Pékin (Cambodge), mais la plupart cherchent une voie médiane et tentent un exercice d’équilibre entre les attentes de leurs partenaires plus grands et plus puissants. Illustration de cette dernière stratégie, l’Indonésie cherche à se forger une place reconnue de médiateur, d’intermédiaire entre la Chine et les Etats-Unis, entre le monde musulman et l’Occident, entre la Chine et d’autres membres de l’ASEAN inquiets par les revendications territoriales de Pékin, etc. Ce positionnement ne doit rien au hasard ; il s’inscrit notamment dans une tradition héritée de la période de l’indépendance, lorsque le vice-Président Hatta avait indiqué que son pays « ramerait entre les récifs », c’est-à-dire entre les blocs de la Guerre froide.

L’importance de l’Histoire pour la paix et la sécurité en Asie-Pacifique aujourd’hui ne peut être sous-estimée, et l’analyse du cas indonésien le démontre amplement. Il est ainsi communément admis que la politique étrangère indonésienne oscille – et est tiraillée – entre la poursuite d’un leadership régional, que la taille et l’histoire du pays semblent justifier quasi « naturellement », et une conscience aiguë des faiblesses internes de l’État, le poussant vers l’introspection et la discrétion sur la scène diplomatique. Plus qu’une opposition entre ouverture et fermeture vis-à-vis du monde extérieur, ces tendances apparemment contradictoires expriment en fait les difficultés du processus de construction nationale d’un État très grand et extrêmement diversifié. On peut ainsi retrouver dans la campagne de « libération » de la Nouvelle-Guinée orientale et l’annexion du Timor oriental (1975-1999) la marque d’une crainte très concrète à Jakarta d’un éclatement du pays, alimentée par les tendances centrifuges d’une périphérie dont la subordination à la capitale remonte essentiellement à l’époque coloniale. La lutte pour l’indépendance (1945-1949) et les interférences chinoises et américaines dans les luttes politiques internes du pays ont également entretenu une forte méfiance des indonésiens vis-à-vis des puissances extérieures. Cette méfiance se reflète notamment dans la poursuite, via son rôle moteur au sein de l’ASEAN, d’une politique régionale affranchie des influences extérieures, ou à tout le moins autonome. C’est également par le biais de l’ASEAN, qui s’est progressivement imposé comme institution centrale en Asie-Pacifique, que l’Indonésie a diffusé certaines normes et pratiques qu’elle a tirées de sa propre expérience politique.

C’est ainsi, via l’ASEAN principalement, que l’Indonésie a participé à la construction d’une identité partagée, et donc à la paix, parmi les membres de l’Asie du Sud-est, une sous-région pourtant historiquement très hétérogène et conflictuelle. Au-delà, l’importance diplomatique de Jakarta s’exprime aujourd’hui au travers des partenariats stratégiques qu’elle a tissés avec les principales puissances de la région, des relations de bon voisinage qu’elle a nouées avec l’Australie, le Timor, la Papouasie Nouvelle-Guinée et ses partenaires sous-régionaux, mais aussi au sein des diverses institutions développées autour de l’ASEAN, et des forums mondiaux comme le G20 ou les Nations unies. Le déploiement de la politique étrangère indonésienne opère de la sorte une certaine rupture avec les périodes de fermeture (toujours relative), comme lors des premières années du règne de Suharto ou après la crise asiatique de 1998, mais il s’inscrit surtout dans une continuité historique qui ne manquera pas de laisser sa trace sur les évolutions futures de la région.

Bruno Hellendorff considère ce positionnement international de Jakarta à l’aune de l’histoire tourmentée de l’archipel, et donne quelques outils nécessaires à une meilleure compréhension des enjeux, internes et externes, guidant la stratégie d’un pays dont le destin s’avèrera crucial pour l’avenir de la région, et bien au-delà.