Institution aux nombreux privilèges, l’armée détient une place éminente au sein de la société arabe et conserve un rôle majeur au cœur du pouvoir. Son influence a été particulièrement mise en exergue à la faveur du vent de révoltes qui a soufflé de l’Afrique du Nord jusqu’au Moyen-Orient puisqu’elle a joué un rôle de pivot, déterminant le renversement du pouvoir en Égypte et en Tunisie ou bien garantissant la survie du régime syrien. Vectrice de modernisation ou force conservatrice, l’armée a pesé dans l’histoire des pays arabes. En Égypte plus particulièrement, elle s’est imposée comme un pilier du régime jusqu’au soulèvement populaire de janvier 2011.

 

Une institution aux multiples facettes
 » Depuis 5 000 ans, l’armée protège le peuple d’Égypte  » pouvait-on lire sur la place Tahrir au cours du  » printemps égyptien « . Traditionnellement considérée comme l’émanation du peuple, l’armée égyptienne assure, outre l’intégrité du territoire et la protection des frontières, la sécurité et la pérennité du régime. Depuis le coup d’État de 1952 qui a conduit au renversement de la monarchie, seuls des chefs militaires se sont succédé à la présidence du pays et de nombreux ministres sont également issus des rangs de l’armée ; héros de cette révolution, le colonel Gamal Abdel Nasser se présente d’ailleurs comme l’une des figures politiques les plus influentes de l’histoire arabe du siècle passé. En outre, si l’armée a, à maintes reprises, été mise en déroute sur le champ de bataille, cela n’a nullement affecté son influence au sein de l’arène politique. Ces défaites ont même eu pour effet de souder la nation autour de l’institution militaire, faisant d’elle la seule à avoir conservé son aura au fil des décennies. Forte d’un effectif considérable, elle bénéficie d’un véritable empire économique et financier et s’est arrogé un droit de regard sur les principaux dossiers politiques, s’imposant peu à peu comme un acteur incontournable de la scène politico-sécuritaire égyptienne.

 

Ces dernières années, l’emprise du militaire sur les orientations politiques, stratégiques et économiques de la République d’Égypte a été progressivement restreinte par les diverses réformes introduites dès le début du 21e siècle. Ainsi, les révisions constitutionnelles de 2005 et 2007 ayant pour objectif d’organiser des élections présidentielles concurrentielles, ont mis un terme à l’ingérence de l’armée dans le choix du président, en imposant des conditions très restrictives à  quiconque souhaitant se porter candidat aux élections présidentielles. Le projet de transmission héréditaire du pouvoir au sein de la famille Moubarak n’a fait qu’accentuer cette tendance vers un déclin de l’interventionnisme du corps militaire dans la vie politique.

 

Une  » révolution  » sous l’égide de l’armée
Lors des contestations populaires de janvier 2011, l’armée avait fait montre d’une bienveillante neutralité à l’égard des manifestants allant même jusqu’à les autoriser à barioler leurs chars pour y exprimer leurs revendications. Si, à première vue c’est au nom du changement que l’armée égyptienne, défenderesse du peuple, n’a pas exécuté les ordres de répression lancés par Moubarak – pourtant issu de ses rangs –, nombre d’analystes estiment que les révoltes déclenchées le 25 janvier ont surtout été récupérées par l’armée afin de mettre un terme au plan de transmission héréditaire du pouvoir. Dans cette perspective, les émeutes populaires auraient servi de simples soubresauts permettant à l’institution militaire de recouvrer son pouvoir. En somme, elle serait intervenue à la fois pour préserver ses intérêts dans la transition politique et pour empêcher une dérive populaire.

 

Dès le 11 février 2011, et en continuité avec le rôle de la hiérarchie militaire dans l’histoire égyptienne contemporaine, le Conseil supérieur des forces armées (CSFA) a pris la direction d’un État à la dérive, jouant un rôle capital dans le déroulement de la  » transition démocratique « . Le printemps égyptien s’est ainsi concrétisé grâce à cette ingérence militaire dans le champ politique, laquelle a présenté la singularité de ne pas être de nature putschiste. Par la suite, à l’instar des autres États de la région, ce bouleversement a conduit à un repositionnement de l’armée, rééquilibrant le rapport de force au profit du politique. À cet égard, l’accession de Mohamed Morsi, premier président démocratiquement élu et non issu du sérail militaire, à la tête de l’État égyptien en juin 2012 est significative. Plus révélatrice encore, la destitution du chef de l’armée, le maréchal Tantawi, deux mois plus tard semblait confirmer la remise en cause d’un ordre des choses a priori immuable.

 

Comme un air de déjà-vu ?
Perçue comme le bouclier du régime durant des décennies, l’armée égyptienne a pourtant largement contribué à sa chute. Plus de deux années après ce cataclysme révolutionnaire, elle est une nouvelle fois projetée sur le devant de cette scène agitée et semble y reproduire un scénario similaire, cherchant avant tout à parer au plus urgent et faisant pression sur le politique afin de calmer une population ayant le sentiment d’avoir consenti de nombreux sacrifices pour des résultats jugés décevants. À peine entamée, cette période de transition – supposée tournée vers la mise en œuvre de changements tangibles faisant écho aux revendications exprimées dans la rue en 2011 –, paraît s’être écartée de la voie envisagée par ceux qui l’avaient amorcée. Accaparée par les islamistes, cette  » révolution  » ne satisfait pas les attentes d’un peuple aux abois. Pire, le nouveau régime n’a fait qu’accroître les frustrations existantes et engendrer de nouveaux élans de colère. L’ultimatum adressé par l’armée aux responsables politiques serait-il synonyme du retour à la case départ d’un processus que l’on espérait  » révolutionnaire  » ?

 

Cet article a été publié initialement le 2 juillet, dans la rubrique « Opinions' » du site  RTBF-Info.

 

Crédit photo: manifestant durant le « printemps égyptien » en 2011 (Source: wiki commons / Kodak Agfa).