Crédit photo : Ukrainian tank crews conduct military training in preparation (7th Army Training Command/Flickr)

Un climat de peur

Un climat de peur s’est installé autour des manœuvres militaires des Russes aux frontières de l’Ukraine. La position volontairement ambigüe de Vladimir Poutine peut accroître les craintes de l’imminence d’un conflit. Pourtant, la Russie n’a plus les moyens qu’avait l’URSS, ce qui devrait logiquement rassurer les Occidentaux. Mais ces derniers ont trop longtemps eux-mêmes privilégié les outils militaires, avec l’élargissement régulier de l’OTAN, négligeant le renforcement des outils de sécurité et de coopération comme l’OSCE, dont le but est d’assurer un voisinage pacifique pour tous les pays européens de l’Ouest, comme de l’Est.

Des dépenses militaires russes relativement faibles

La consultation des bases de données du Stockholm International Peace Research Institute (SIPRI) est particulièrement éclairante[1]. Tous les chiffres que nous présentons ici sont convertis à prix constants 2019.

En 1989, l’année de la chute du mur de Berlin, les dépenses militaires de l’URSS, qui diminuaient depuis plusieurs années, s’élevaient à 260 milliards de dollars, contre 663 milliards pour les États-Unis, représentant respectivement 18 % et 46 % des dépenses militaires mondiales. Fin 1991, l’URSS fut dissoute. En 1992, le premier budget militaire de la Russie se limitait à 47 milliards de dollars, contre 592 milliards pour les États-Unis, soit respectivement 4 % et 52 % des dépenses militaires mondiales. Par la suite, les dépenses militaires russes connurent une baisse régulière pour atteindre leur plus bas niveau en 1998 avec 15,7 milliards de dollars, contre 456 milliards de dollars pour les États-Unis, soit respectivement 1,6 % et 47 % des dépenses militaires mondiales.

C’est Vladimir Poutine, devenu président de la Russie en 2000, qui va relancer à la hausse les dépenses militaires de la Russie. Elles ont atteint un sommet en 2016 avec 80 milliards de dollars, pour diminuer les quatre années suivantes et se situer à 66,8 milliards en 2020, contre 766 milliards pour les États-Unis, soit respectivement 3,4 % et 39 % des dépenses militaires mondiales.

Par comparaison, l’ensemble des budgets militaires des pays européens occidentaux s’est élevé en 2020 à 300 milliards de dollars, soit 15 % des dépenses militaires mondiales, ce qui représente 4,5 fois plus que le budget militaire de la Russie. Au total, les dépenses militaires actuelles des États-Unis et des pays européens occidentaux s’élèvent donc à 1066 milliards de dollars, soit 54 % des dépenses militaires mondiales, ce qui représente 16 fois plus que les dépenses militaires de la Russie.

Il faut relever que parmi les pays occidentaux européens, chacun des budgets du Royaume-Uni, de la France et de l’Allemagne atteignent en moyenne 82 % du budget militaire russe. Face à ces chiffres, on peut donc relativiser la « puissance militaire » de la Russie. Elle a certes une certaine capacité de nuisance pour ses voisins, mais il s’agit aussi de prendre en compte les coûts élevés des opérations extérieures russes, principalement en Syrie, ainsi que ceux des programmes balistiques et nucléaires. Il faut aussi rappeler que la Russie a connu depuis 2014 une baisse sensible de son produit intérieur brut, ce qui semble expliquer les diminutions récentes de ses dépenses militaires au cours de ces quatre dernières années.

Un élargissement de l’OTAN vers la Russie

L’OTAN a été fondée en 1949 par dix pays européens occidentaux avec les États-Unis et le Canada, rejoints ensuite jusqu’en 1982 par quatre autres pays européens occidentaux. Le premier élargissement vers l’est de l’Europe eut lieu avec la réunification allemande, qui vit l’Allemagne de l’Est entrer dans l’OTAN en 1990. Mais par la suite, en cinq vagues successives, quinze pays situés à l’est de l’Europe firent leur entrée dans l’OTAN. D’abord en 1999 avec la Pologne, la Hongrie et la République Tchèque, trois anciens pays alliés de l’URSS au sein du Pacte de Varsovie (l’équivalent de l’OTAN des Soviétiques et de leurs alliés). Puis, il y eu un deuxième élargissement en 2004 avec sept autres pays : une république de l’ex-Yougoslavie (Slovénie), les trois États baltes qui ont fait partie de l’URSS (Lituanie, Lettonie et Estonie), et trois États anciennement membres du Pacte de Varsovie : (Roumanie, Slovaquie et Bulgarie). Les derniers élargissements concernant l’Albanie et trois anciennes républiques yougoslaves eurent lieu en 2009 (Albanie et Croatie), en 2017 (Monténégro) et en 2020 (Macédoine du Nord)[2].

Au cours des années nonante, une certaine confusion agita les débats entre Occidentaux et Russes, ces derniers affirmant que les premiers s’étaient engagés dans un premier temps à ne pas procéder à l’élargissement de l’OTAN. Mais si des déclarations furent faites dans ce sens, elles restèrent orales et jamais consignées dans des textes d’accord[3].

Les trois pays baltes et les six pays de l’ancien Pacte de Varsovie qui ont intégré l’OTAN en 1999 et 2004 avaient joué depuis la fin de l’URSS en 1991 un rôle majeur dans la zone des « États tampons » entre les pays occidentaux et la Russie. Mais après l’arrivée de ces neuf pays dans l’OTAN, cette zone tampon s’est considérablement amoindrie. À part la Finlande, pays neutre et non membre de l’OTAN, qui continue à jouer un rôle d’État tampon, il ne reste actuellement plus que l’Ukraine et la Biélorussie qui jouent également ce rôle.

Vladimir Poutine et les dirigeants russes ont toujours considéré cette série d’élargissement comme un acte agressif à l’égard de la Russie. Autre évènement que Vladimir Poutine ne put admettre : le basculement de l’Ukraine dans le camp occidental par l’arrivée en son sein en 2004 d’un gouvernement pro-européen. Élément aggravant pour les dirigeants russes : lors de leur sommet à Bucarest en 2008, les pays de l’OTAN ont déclaré que la Géorgie et l’Ukraine pourraient devenir membres de l’Alliance atlantique à terme, sans toutefois préciser un quelconque calendrier, en raison de fortes réticences de plusieurs pays européens, dont la France, l’Allemagne et la Belgique, jugeant excessif ce nouveau projet d’élargissement[4].

Les Occidentaux ont négligé de redynamiser l’OSCE

Avec le maintien par les pays occidentaux de dépenses militaires très élevées par rapport à celles de la Russie, et avec l’élargissement progressif de l’OTAN vers leur territoire, les dirigeants russes n’ont pas fort apprécié ce qu’ils ont ressenti comme de l’arrogance et de l’humiliation après la « victoire » des Occidentaux qui a précipité la fin de l’URSS. En privilégiant l’élargissement de l’OTAN, outil militaire, les Occidentaux ne se sont pas bien rendu compte des conséquences dangereuses de leur expansionnisme. Il aurait été de leur intérêt de davantage tenir compte des désirs légitimes de recherche de sécurité des autres pays situés dans leur voisinage, en maintenant et en approfondissant un dialogue avec eux. Et la Russie fait bien partie de ce voisinage immédiat.

Une occasion manquée a certainement été la négligence des Occidentaux dans l’absence de la relance d’une autre institution : l’Organisation pour la sécurité et la coopération en Europe (OSCE)[5]. Cette organisation, créée en 1995, a succédé à la Conférence sur la sécurité et la coopération en Europe (CSCE), créée en 1973. Elle rassemble tous les pays issus de l’URSS, ainsi que leurs alliés du Pacte de Varsovie, et tous les autres pays européens, ainsi que les États-Unis et le Canada. L’OSCE est donc une sorte d’ONU régionale rassemblant la totalité des 57 pays d’une zone s’étendant de l’Amérique du Nord à l’Asie de l’Est et passant par le continent européen[6].

La CSCE a joué un rôle majeur dans la détente entre l’Est et l’Ouest, au cours de la guerre froide. Entre 1973 et 1989, elle a permis de conclure toute une série d’accords de maîtrise des armements et a pu adopter de nombreuses mesures de confiance. Cela a permis d’établir le début d’une sécurité commune et collective sur l’ensemble du continent européen et de sa périphérie. De plus elle a aussi permis une coopération, notamment économique, entre tous les États-membres.

Malheureusement, l’OSCE, bien que toujours existante, n’a pas été redynamisée. Son renforcement aurait peut-être pu contribuer à éviter la situation actuelle de confrontation à la frontière russo-ukrainienne. L’OSCE a commencé à jouer un rôle en Ukraine en mars 2014, après l’annexion de la Crimée par les Russes. Ces derniers avaient alors accepté le déploiement par l’OSCE d’une « Mission spéciale d’observation en Ukraine »[7]. Cette mission spéciale a certes un rôle limité, mais elle a permis néanmoins de freiner la radicalisation de certains groupes radicaux pro-russes dans l’est de l’Ukraine. Il semble que l’OSCE soit actuellement à nouveau citée pour jouer un rôle dans l’apaisement des tensions entre Russes et Occidentaux. Ce serait une bonne chose.

Crédit photo : Ukrainian tank crews conduct military training in preparation (7th Army Training Command/Flickr)

Auteur

Bernard Adam a été directeur du GRIP de 1979 à 2010.

[1]. www.sipri.org.

[2]. « L’OTAN au XXIème siècle », Olivier Kempf, Artege Editions, 2010

[3]. « Not One Inch : America, Russia, and the Making of the Cold War Stalemate », Mary Elise Sarotte, Yale University Press, november 2021.

[4]. « Déclaration du Sommet de Bucarest, publiée par les Chefs d’Etat et de gouvernement participant à la réunion du Conseil de l’Atlantique Nord tenue à Bucarest le 3 avril 2008 », Communiqué de presse (2008)049 , https://www.nato.int/docu/pr/2008/p08-049.html.

[5]. « L’Organisation pour la sécurité et la coopération en Europe. Force et faiblesse », Bernard Hauwen, dans L’Europe et la sécurité internationale. Memento Défense- Désarmement 1997, GRIP, juillet 1997.

[6]. « De la Conférence à l’Organisation pour la Sécurité et la Coopération en Europe (OSCE) », Bruno Colson, dans Memento Défense-Désarmement 1995-1996, GRIP, mars 1996.

[7]. « L’OSCE en Ukraine, points de la situation », www.osce.org.