Les États membres de l’Union européenne (UE) sont persévérants. Depuis près d’un an, ils clament vouloir relancer la Politique européenne de sécurité et de défense commune (PSDC), qu’ils avaient créée en 1999 sans toutefois avoir l’intention de la faire fonctionner sérieusement. Le contexte sécuritaire international se faisant plus pressant, ils ont décidé de la remettre en ordre de marche, d’autant plus que leur principal bouc-émissaire en la matière, le Royaume-Uni, s’apprête à tirer sa révérence.

(Crédit photo: reseauinternational.net)

La relation ambiguë et anxieuse que la plupart des capitales du Vieux Continent ont entretenue avec la PSDC au cours des vingt dernières années mériterait d’être analysée à travers le prisme de la psychanalyse plutôt que des sciences politiques, tellement elle est contradictoire. Pendant deux décennies, diplomates et leaders nationaux ont demandé haut et fort plus d’intégration en matière de défense, pour ensuite rejeter systématiquement toute avancée substantielle dans ce domaine, et s’en plaindre finalement devant leur opinion publique. Incontestablement, l’idée d’intégrer les politiques de défense aura été un tourment sans pareil pour les classes dirigeantes des États membres, préposées à l’exercice d’une souveraineté nationale en voie d’extinction.

En attendant d’avoir le recul nécessaire pour pénétrer dans les arcanes de ce psychodrame, il nous reste à comprendre si, aujourd’hui, la défense européenne est effectivement arrivée à un tournant historique, comme cela a encore été pompeusement annoncé par le Conseil de l’UE le 13 novembre 2017, jour de la commémoration des attentats de Paris.

Il est vrai que le Brexit et l’élection de Donald Trump ont eu l’effet d’un pavé dans la mare pour la PSDC. Ces deux événements ont réveillé brusquement cette politique somnolente, en rappelant la pertinence de son plus vieil objectif : l’autonomie stratégique de l’Europe.

Depuis, les initiatives pour ranimer cette politique pleuvent de toute part, se bousculant souvent et se chevauchant parfois. À vouloir en dresser le tableau on ne saurait par où commencer. Peut-être par les seuls deux projets qui « auraient pu » ou qui « pourraient » changer quelque chose : la Coopération structurée permanente (PESCO, selon l’acronyme anglais) et le Fonds européen de la défense (FED).

La PSDC II : Mister PESCO

La Coopération structurée permanente joue le rôle de « Mister Hyde » dans la saga de la défense européenne. Elle représente ce côté obscur de l’UE (et surtout de ses États membres), qui fait tout pour que rien ne change. Car si la PESCO « aurait pu » changer quelque chose, elle risque finalement d’être le mécanisme parfait afin que tout reste comme avant. Telle qu’elle apparait dans le Traité sur l’UE, la Coopération structurée permanente aurait dû être un mécanisme administratif devant lancer un processus de rapprochement des appareils de défense des États les plus volontaires. Pour cela, le Traité avait imaginé deux nouveautés, et non des moindres. Premièrement, il autorisait le recours à la majorité qualifiée pour créer la PESCO, un fait inédit dans un domaine aussi régalien que celui de la défense (une fois créée, toutefois, celle-ci fonctionnera à quelques exceptions près à l’unanimité de ses participants). La PESCO devait donc permettre à une avant-garde d’États membres d’avancer, en constituant le noyau dur d’une défense européenne à deux vitesses. Deuxièmement, la PESCO devait permettre aux États participants d’adopter des engagements contraignants et convergents dans une série de domaines clés, tels que les investissements en équipements, l’interopérabilité, la planification militaire, les capacités de déploiement en commun et le développement de projets capacitaires communs. Une avant-garde et des engagements contraignants : telles auraient dû être les valeurs ajoutées de cette nouvelle coopération par rapport à une PSDC qui s’adresse à tous (à l’exception du Danemark) et qui ne fonctionne que sur la base de coopérations volontaires.

Vous avez dit avant-garde ? Engagements contraignants ? Les États membres ont dû avoir peur de ces termes aussi ambitieux qu’insolents, qui riment un peu trop avec le concept d’intégration. Pendant de longs hivers, ils ont ainsi laissé la PESCO dans l’oubli, noyée parmi les 413 autres articles des traités européens. Mais face au sentiment grandissant d’insécurité perçu par l’opinion publique, les gouvernements se sont tout à coup rappelés de ces quelques dispositions moisissant dans les textes fondamentaux de l’UE. Le 13 novembre 2017, jour de la commémoration des attentats de Paris, la nouvelle a donc été officialisée : vingt-cinq pays ont annoncé leur intention d’adhérer au projet de coopération structurée permanente qui venait d’être négocié.

Quels sont donc les manquements de cette initiative ? La PESCO aurait pu regrouper les États membres qui croient vraiment dans le processus d’intégration, pour qu’ils puissent avancer sans avoir des bâtons dans les roues : au final, elle regroupera quasiment tout le monde (sauf Malte), y compris une Pologne bien décidée à reprendre le flambeau « souverainiste » du Royaume-Uni. Elle aurait pu en outre fixer des engagements sérieux, permettant, à terme, une convergence des appareils militaires nationaux : elle risque finalement de ne se baser que sur des critères inconsistants et de fait pas ou peu contraignants. Bref, telle qu’elle apparait actuellement, la PESCO semble être destinée à englober des projets d’administration courante qui auraient été menés par ailleurs, avec ou sans elle. Dépourvue d’ambition et d’âme politique, elle ressemble en cela à une sorte de PSDC II, qui réapparait soudainement un triste jour d’automne, pour rassurer l’opinion publique en deuil et en quête de réponse.

« Doctor FED » en péril

La création d’un Fonds européen de la défense (FED), par contre, « pourrait » représenter une nouveauté notable, et jouer ainsi le rôle du « Doctor Jekyll » de la PSDC. Aussi, n’est-ce sans doute pas un hasard si cette initiative ne vient pas des États membres, mais de la Commission européenne. Il est vrai que l’enjeu est de taille : le FED doit puiser dans le budget de l’Union pour soutenir les industries de défense des pays membres. L’objectif étant de les pousser à développer des projets communs de recherche et de développement, qui répondent à des besoins qui ne sont pas exclusivement nationaux mais aussi européens. Concrètement, cela veut dire que l’argent du contribuable européen devrait être utilisé par l’Union pour développer des équipements militaires qui seraient planifiés au niveau européen, selon des besoins que les États membres devraient identifier collectivement, dans une logique européenne. Le but ultime étant de combler ces déficits capacitaires qui rendent l’Europe dépendante des États-Unis (ravitaillement en vol, imagerie satellitaire, transport tactique et stratégique, accès à l’espace…).

Le FED est encore un chantier ouvert. À ce stade seul un programme de 90 millions d’euros sur trois ans (2017-2020) a été adopté pour cofinancer des projets de recherche technologique, c’est-à-dire des projets ayant un faible niveau de maturité technologique (recherche de défense). Toutefois, en 2019 et 2020, l’Union pourrait aussi cofinancer des projets ayant un niveau de maturité technologique plus élevé (développement de capacités), en dégageant un budget de 500 millions d’euros. Enfin, à partir de 2021 l’Union pourrait dégager 1,5 milliard d’euros par an pour cofinancer ces activités. Elle pourrait aussi faciliter des achats groupés, mais dans ce dernier cas la Commission ne jouerait là qu’un rôle de coordination.

De telles ambitions soulèvent de nombreuses questions politiques et éthiques. Pour la première fois de son histoire, le budget européen sera utilisé pour financer l’industrie de défense, ce qui, pour des raisons différentes, fait grincer des dents à droite comme à gauche. L’Union, fondée sur un projet de paix, serait-elle sur le point de se militariser ?

Pour ceux qui croient en l’idéal européen, et qui pensent malgré tout que les armées ne peuvent pas encore être abolies, l’intégration dans le domaine de la défense est une bien meilleure option que la persistance de vingt-sept armées nationales isolées et déconnectées les unes des autres. En cela, le FED représente un pas avant en matière d’intégration. D’ailleurs ce n’est que par cette voie que les Européens pourraient contenir leurs dépenses militaires tout en poursuivant l’objectif d’une autonomie stratégique. En effet, ils ne peuvent plus atteindre cette autonomie au niveau national. En outre, la défense européenne aurait le mérite de modérer un pays à la gâchette facile comme la France, en la mettant sous l’influence d’acteurs plus posés et réfléchis comme l’Allemagne ou comme le serait l’UE. Et ce, au détriment du Royaume-Uni et des États-Unis.

Aussi, une autre question doit être posée : est-ce bien l’intégration européenne que le FED finira par alimenter ? Cet outil ne risque-t-il pas de devenir un escamotage permettant aux États membres d’augmenter leurs budgets militaires, sans qu’il y ait une convergence sérieuse de leurs politiques de défense ? La PESCO aurait pu lever cette inquiétude, mais elle ne l’a pas fait. Au contraire, elle risque de l’alimenter. Les traités européens, en effet, confèrent aux États membres, et rien qu’à eux, le pouvoir de définir et de lancer cette nouvelle forme de coopération. En proposant une PESCO sérieuse et ambitieuse, les gouvernements auraient prouvé qu’ils sont enfin prêts à jouer le jeu de l’intégration. Et que les temps sont donc mûrs pour que le budget communautaire élargisse son action aussi aux industries nationales de défense, jusqu’à ce jour restées en dehors du marché intérieur et du processus d’intégration.

L’occasion tombait à point nommé, étant donné que la Commission a proposé le lancement du FED juste au moment où les gouvernements commençaient à négocier les termes de la PESCO. Pourtant, les États membres ont décidé de lancer une PESCO au rabais, en jetant une nouvelle fois le doute sur leurs réelles intentions. L’inquiétude est dès lors légitime : veulent-ils vraiment renforcer le processus d’intégration européenne, ou cherchent-ils simplement de nouvelles ressources économiques pour continuer à alimenter leurs politiques et industries de défense dans une logique qui, in fine, restera essentiellement nationale ?

Le psychodrame de la défense européenne n’est pas prêt d’être surmonté. « Doctor Jekyll » et « Mister Hyde », si bien représentés aujourd’hui par le FED et la PESCO, hantent toujours l’esprit de la PSDC.

L’auteur

Federico Santopinto est chef de projet au GRIP. Il est spécialisé dans le processus d’intégration européenne dans les domaines de la défense et de la politique étrangère. 

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pdf La défense européenne, entre Doctor FED & Mister PESCO