Si l’on souhaite comprendre la politique de l’Union européenne (UE) dans le domaine de l’industrie de défense, il faut avant tout décrypter le débat qui l’accompagne. Pour cela, il convient d’en décoder les postulats, car ils révèlent souvent ce qui se cache derrière les mots.

Selon l’un de ces postulats, les systèmes intergouvernemental et communautaire de l’UE ne devraient pas être comparés entre eux. Une question se pose dès lors : pourquoi pas ?

Crédit photo : Usine Panhard © D. R.

Une comparaison démodée

Avant que le traité de Lisbonne n’entre en vigueur en 2009, l’Union européenne (UE) était considérée comme une institution basée sur deux piliers distincts, correspondant à deux modes de fonctionnement différents : le mode communautaire, qui vise l’intégration, et celui intergouvernemental, qui doit préserver la souveraineté nationale des États membres.

Les réformes institutionnelles introduites en 2009 étaient censées surmonter cette dichotomie. Elles n’ont pas atteint cet objectif. Malgré cela la notion de « pilier » est passée de mode. Aujourd’hui, comparer les mérites de l’action communautaire et intergouvernementale n’est plus en vogue à Bruxelles, surtout pas dans le domaine de la défense. Ceux qui se risquent à cette tâche sont suspectés d’avoir une approche idéologique contre-productive, puisque la défense européenne ne pourrait être bâtie au détriment de la souveraineté nationale. Les domaines communautaire et intergouvernemental de l’UE seraient indispensables et complémentaires entre eux. À ce titre, ils ne devraient donc pas être confrontés l’un à l’autre.

C’est pourtant ce que nous allons faire dans cet Éclairage. Non pas par simple esprit de contradiction, mais parce que lorsqu’un postulat étouffe ainsi un débat, cela veut dire qu’il s’est transformé en dogme. Et les dogmes nuisent toujours à la compréhension des enjeux.

Les systèmes communautaire et intergouvernemental de l’UE

Un détail important doit être rappelé avant de se lancer dans cette exercice de comparaison : le système communautaire de l’Union n’est pas de type fédéral. Ce mode d’action laisse aux États membres un rôle déterminant tant dans la prise de décision que dans la gestion courante des politiques de l’UE.

La particularité du système communautaire, cependant, réside dans le fait que les États membres doivent partager leurs prérogatives avec les institutions supranationales de l’UE, à savoir la Commission et le Parlement européen. Ces dernières instances doivent veiller à ce que l’intérêt général de l’Union soit compatible avec les intérêts nationaux individuels des États membres. Le système communautaire a donc une nature hybride, ou semi-supranationale, plutôt que fédérale. En cela, il représente un modèle inédit dans l’Histoire.

Cette formule inédite est à l’origine du succès de l’intégration européenne. C’est elle qui, au cours des 70 dernières années, a fait de l’UE ce qu’elle est aujourd’hui : une organisation unique dans le monde, qui a permis au Vieux Continent de surmonter ses démons, en atteignant un niveau de paix et de solidarité inégalés. En d’autres termes, le système communautaire a globalement bien fonctionné, et a même obtenu des résultats surprenants.

On ne peut en dire autant du système intergouvernemental, dont le bilan est nettement plus mitigé. Lorsque l’UE est contrainte d’intervenir à travers de simples coopérations entre États souverains, comme elle le fait par exemple face à la crise migratoire ou face à la plupart des questions de politique étrangère et de défense, elle finit par agir tard, souvent trop tard, et a minima… pour autant qu’elle réussisse à agir. Sa crédibilité en pâtit presque systématiquement.

A contrario, quand elle doit défendre ses intérêts à travers la méthode communautaire, ce qui est le cas en matière commerciale, elle devient plus efficace et plus percutante. Les leaders européens peuvent alors se faire respecter par quiconque lorsqu’ils doivent défendre leurs intérêts, y compris face à Donald Trump ou Xi Jinping.

Un modèle venu de l’espace

Le système communautaire n’a pas fait ses preuves uniquement dans le domaine économique. Subtilement, il a produit des résultats surprenants aussi dans un secteur bien plus délicat au regard de la souveraineté nationale : celui de la défense.

Pour s’en rendre compte il suffit d’examiner le programme spatial européen à double usage Galileo, destiné à la géolocalisation par satellite. Lorsqu’il fut lancé à la fin des années 1990, Galileo fut présenté comme une initiative ayant un caractère essentiellement civil, bien que disposant d’importantes applications militaires.

Grâce à sa dimension civile, Galileo a pu ainsi être géré par l’Union via ses compétences communautaires, cela malgré les réticences initiales de certains États membres, qui craignaient de compromettre leur souveraineté[1].

Or, les résultats obtenus par ce biais sont presqu’insolents. Galileo est considéré aujourd’hui comme le système de géolocalisation le plus performant et sophistiqué au monde. Surtout, son succès contraste avec le bilan des programmes de coopération militaro-industriels classiques de l’Union, menés de manière rigoureusement intergouvernementale à travers l’Agence européenne de défense afin de ne pas heurter la susceptibilité des États membres en matière de souveraineté.

Aussi, désormais les pays de l’Union devraient se poser une question fondamentale au sujet de cette souveraineté nationale à laquelle ils s’accrochent tant : celle-ci a-t-elle été compromise par Galileo et par son mode de fonctionnement communautaire, comme certains d’entre eux le craignaient ?

La réponse est deux fois non. Non une première fois, parce que, comme on l’a vu, la méthode communautaire n’est pas fédérale et laisse aux États membres un rôle déterminant dans la décision et la gestion des politiques de l’Union. Non une seconde fois, parce que c’est bien grâce à cette méthode que les gouvernements de l’UE disposent désormais d’une capacité stratégique qu’ils n’auraient jamais pu développer seuls, et qui est bien plus efficace que les systèmes concurrents américain (GPS), chinois (Beidou) et russe (GLONASS). Loin de compromettre la souveraineté des États de l’Union, Galileo l’a au contraire renforcée.

Cet exemple a bien entendu ses limites. Il se réfère à une infrastructure unique dont le partage des applications militaires entre les États membres peut se faire relativement facilement, en respectant l’autonomie d’action de chacun. Il n’en demeure pas moins que Galileo est en mesure de fournir un enseignement précieux pour le futur de la défense européenne. Il démontre que le passage d’une phase de coopération à une phase d’intégration en matière militaire n’est pas une utopie, comme trop de personnes tendent à penser. Cela est non seulement possible, mais aussi souhaitable, y compris lorsqu’on introduit dans l’équation le critère du respect de la souveraineté des pays membres de l’UE.

Une Union intergouvernementale ou communautaire ?

La réussite de Galileo constitue un précédent qui pourrait pousser les États de l’UE à revoir leurs lignes rouges en matière de défense et de souveraineté. Grâce à ce succès, l’option communautaire a en effet timidement commencé à se frayer un chemin dans le champ de la défense européenne. Un pas important dans ce sens a été franchi à travers l’adoption d’un Fonds européen de la défense (FEDEF), qui est un outil appelé à fonctionner selon la méthode communautaire afin de financer des projets communs de recherche et de développement dans le secteur militaire.

Le FEDEF constitue une nouveauté notable dans le processus d’intégration européenne. Jamais la dimension communautaire de l’UE n’avait été étendue de manière aussi claire et explicite à la chose militaire. Peut-on pour autant dire que l’UE est arrivée à un tournant de son histoire ? Il convient de rester prudent à ce propos. Souvent, lorsque l’UE fait un pas en avant, elle s’empresse par la suite d’en faire deux en arrière, comme si elle craignait tout à coup d’être allée trop loin.

Le risque que le système communautaire soit contourné par les États membres demeure réel. La raison à cela est simple : malgré les beaux discours que l’on peut parfois entendre dans certaines capitales de l’UE, les États membres ne semblent tout simplement pas capables de se projeter dans une logique véritablement européenne. La plupart des leaders européens admettent volontiers que l’intégration politique en matière de défense est nécessaire, mais lorsqu’ils doivent passer à l’acte, leurs choix vont dans d’autres directions. Les réflexes demeurent nationaux, parfois nationalistes. En fait, la défense européenne suscite un véritable trouble bipolaire parmi les élites nationales, qui la réclament le matin et l’abhorrent le soir.

Inévitablement, les questions foisonnent sur la manière dont sera réellement géré le Fonds. Les États membres de l’Union sont désormais face à deux options. Vont-ils jouer le jeu du système communautaire et de la philosophie intégrationniste sous-jacente ou vont-ils essayer de le contourner ? Le Fonds va-t-il financer des projets pensés et planifiés dans un esprit européen ou sera-t-il un gros gâteau que les pays de l’UE et leurs industries nationales vont se partager en dehors de toute logique politique commune ?

Les cartes sont désormais dans les mains des principales capitales de l’UE. Si elles persévèrent dans la voie intergouvernementale au détriment de la voie communautaire, elles miseront sur le mauvais cheval, comme elles l’ont déjà fait tant de fois dans le passé. Cette voie est inefficace et ne permettra pas d’obtenir les résultats escomptés. Surtout, elle risque de dénaturer l’Union. Car celle-ci, rappelons-le, n’est pas une organisation internationale comme les autres. Elle ne peut être réduite à une simple alliance entre États-nations. Elle dépasse largement cet horizon. L’UE est un projet politique d’intégration qui, après s’être adressé au domaine économique et monétaire, devra un jour ou l’autre s’étendre aussi à celui de la défense.

L’auteur

Federico Santopinto est analyste au GRIP. Il est spécialisé dans le processus d’intégration européenne en matière de défense et de politique étrangère.


[1].   Le Royaume-Uni était parmi les pays les plus réticents à développer le programme Galileo, notamment parce que les États-Unis étaient opposés à ce que les Européens développent un système concurrent au GPS. Voir Ian Sample, « Europe and US clash on satellite system », The Guardian, 8 décembre 2003.

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Industrie de défense européenne : le choix entre deux options

Dans les médias

L’Éclairage  a été diffusé sur la page Internet de l’Ethical Forum de la Fondation universitaire dédié au débat ‘’Academics as soldiers?  Is defence-related research a scandal or a duty?  le 19 décembre 2019.