Ces 6 et 9 août 2018 est annoncée la présence d’au moins 90 diplomates étrangers pour les 73e commémorations des destructions, par des armes nucléaires, des villes japonaises d’Hiroshima et Nagasaki. À l’heure où le traité sur l’interdiction des armes nucléaires (TIAN) est en voie de ratification[1], l’analyse de ce qui est sans doute le premier témoignage direct d’un représentant diplomatique français sur la destruction d’Hiroshima apporte un nouveau regard sur cette page sombre de la guerre et sur la nécessité de parvenir à un monde sans armes nucléaires.

Crédit photo : Hiroshima Peace Memorial museum

Hiroshima : un exemple

Six mois après la destruction de la ville d’Hiroshima, M. Lacoste, diplomate français, transmit son rapport à son ministre des Affaires étrangères Georges Bidault, sur le « voyage d’étude » réalisé dans cette ville le 27 janvier 1946. Il a en effet « cru intéressant de consigner des témoignages pour information ». Son document[2] est basé sur les témoignages et les explications reçus sur place d’« officiers de la 8e armée américaine, [du] médecin colonel Dr Hall » et de Japonais, ainsi que sur les impressions des membres de la délégation française.

En une dizaine de pages et six parties[3], M. Lacoste dresse un tableau général des destructions causées par la bombe atomique, le fonctionnement de cette arme et ses effets sur les populations. La première partie se penche sur les raisons du « choix d’Hiroshima pour la projection » de la bombe atomique. N’ayant pas obtenu d’éléments de réponse de la part des autorités américaines, le diplomate suppose qu’il s’explique globalement par le fait que la ville fut épargnée des campagnes précédentes de bombardements. Elle était donc toute désignée pour devenir le « champ d’expérience du premier lancement réel ».

Il s’agit en effet de la première utilisation d’une arme nucléaire dans un cadre « réel » de guerre et sur une ville. La seule expérience d’explosion nucléaire jusqu’alors était l’essai du dispositif nucléaire « Gadget », le 16 juillet 1945, dans le désert d’Alamogordo aux États-Unis. L’objectif était de s’assurer du bon fonctionnement (processus de fission) de cette nouvelle arme. De plus, note Lacoste, « sa qualité de grande cité provinciale, où un terrible exemple pouvait être donné sans atteindre aucun des rouages essentiels du gouvernement et du commandement avec lesquels ils [les Américains] voulaient traiter » avait sans aucun doute joué un rôle essentiel.

À la différence de 1946, nous savons aujourd’hui que la notion du « bombardement par l’exemple » n’était pas pour les Japonais un facteur décisif pour mettre un terme à la guerre. Nous disposons désormais des données qui montrent que l’effet recherché – à savoir l’arrêt des hostilités – n’a pas fonctionné. Comme le note Ward Wilson[4], « les dirigeants japonais ont toujours affiché un manque d’intérêt pour les bombardements qui dévastaient leurs villes. Et si cela peut sembler avoir été une erreur lorsque les bombardements ont commencé en mars 1945, à l’époque de celui d’Hiroshima, ils avaient certainement raison de considérer la protection de leurs villes comme désormais inutile : à quoi sert de fermer la porte d’une grange dont le cheval s’est échappé depuis longtemps ? Lorsque, dans un discours célèbre, le président Truman promit d’offrir aux villes japonaises une « pluie de destruction », peu d’Américains avaient conscience du fait qu’il ne restait pas grand-chose à détruire dans l’archipel. Au 7 août, seules dix villes de plus de cent mille habitants n’avaient pas encore été bombardées. Nagasaki a été bombardée le 9 août, il en restait donc neuf. Trois d’entre elles se trouvaient sur l’île d’Hokkaido, située à l’extrême nord et par conséquent hors de portée des attaques menées depuis l’île de Tinian, base des avions américains. » De plus, nous savons (une donnée qui échappait également à M. Lacoste) que la volonté existait déjà de faire suivre le premier exemple d’un second, car le bombardement nucléaire d’une autre ville (Kokura et en cas d’impossibilité le second choix était Nagasaki) était en cours de préparation.

Hiroshima : une ville rasée

Selon un décompte macabre mais très précis, M. Lacoste recense que « des quelque 400 000 personnes présentes dans la ville le 6 août, 47 000 – dont les cadavres plus ou moins calcinés ou déchiquetés ont été, sinon toujours identifiés, du moins retrouvés – ont été tuées sur le coup ; 17 000, vraisemblablement volatilisées par la chaleur et le souffle de l’explosion, ont disparu ; 100 000 – dont 75 000 sont mortes par la suite – ont été […] gravement atteintes, à l’épiderme et de manière interne, par des radiations ; enfin 15 à 18 000 ont été très grièvement blessées, et 45 000 blessées moins gravement. Au total, 260 000 victimes, dont 130 000 morts et, à peu de chose près, 400 000 personnes sans toit »« Il ne s’est trouvé, poursuit le diplomate, pendant les premiers moments, qu’un médecin pour tenter d’organiser quelques secours. Ce furent des équipes de médecins et d’infirmiers de la Marine, accourus de la base navale voisine de Kure, qui commencèrent un peu plus tard à prendre en main la situation ».

Ces écrits ne font aucun état de la désorganisation la plus totale qui a régné sur les premières semaines, comme l’indique, le 30 août 1945, le Dr Suzuki dans son télégramme au Dr Marcel Junot, chef de la délégation du Comité international de la Croix-Rouge (CICR) au Japon : « Conditions épouvantables. Ville rasée. 80 % des hôpitaux détruits ou sérieusement endommagés. Inspecté deux hôpitaux provisoires, conditions indescriptibles ».

En 2013, lors de la première conférence intergouvernementale sur les conséquences humanitaires des armes nucléaires[5], qui a engendré le processus de création du Traité d’interdiction des armes nucléaires, Peter Maurer[6], président du CICR, a souligné qu’« aucun moyen efficace de porter secours à un nombre important de survivants d’une explosion nucléaire, tout en garantissant la sécurité des intervenants, n’existe actuellement au niveau national ou n’est envisageable au niveau international. C’est ce même scénario catastrophique qui nous attend – sans doute en pire – en cas de nouvelle utilisation des armes nucléaires ».

La situation depuis 1945 n’a donc pas changé, en cas de détonation d’arme nucléaire par un acte volontaire, accidentel ou malveillant, la communauté internationale serait incapable d’agir rapidement.

Une seule bombe a détruit la ville

Le diplomate poursuit son récit en décrivant précisément le phénomène de l’explosion de la bombe sur la base de témoignages japonais : « une onde lumineuse fulgurante – accompagnée de radiations qui ont dû frapper leurs victimes dans l’instant même où la lumière les éblouissait ; une onde de chaleur calcinante ; une oscillation de pression produisant l’effet d’un souffle extraordinairement puissant ; brusque dépression suivie d’une pression d’une violence irrésistible ; enfin une onde sonore intense » qualifiée de terrible par les survivants !

Les effets conjugués de la bombe ont provoqué « un ravage stupéfiant ». Il écrit que « ce n’est pas que les destructions soient plus grandes que celles que des bombardements incendiaires systématiques des B29 ont produites dans les grandes agglomérations urbaines comme la région de Tokyo-Yokohama. L’écrasement méthodique des quartiers par étroites bandes parallèles a causé, là également, un nivellement au ras du sol. Mais la pensée qui hante le visiteur, à Hiroshima, c’est qu’au lieu de raids répétés nuit après nuit, de centaines de forteresses volantes montées par des milliers d’aviateurs, tournant sans répit pendant des heures au-dessus de leur proie, et lançant sur elle des milliers de tonnes de substances incendiaires, il a suffi d’un unique projectile de 300 grammes pour provoquer, en un éclair, l’anéantissement d’une ville entière et de la moitié de sa population. »

Par ces lignes, le diplomate a sans aucun doute souhaité faire prendre pleinement conscience au futur lecteur (le ministre Bidault) de la puissance de destruction de cette nouvelle arme qui ne pèse que « 300 grammes »[7]. Il insiste d’ailleurs très bien sur la comparaison entre les milliers de tonnes de bombes nécessaires pour détruire des villes entières durant des jours et la capacité d’une seule bombe pour détruire une ville et tuer 140 000 personnes. Ainsi, le bombardement de la ville de Dresde, du 13 au 15 février 1945, a mobilisé 1 300 bombardiers pour larguer 7 000 tonnes de bombes.

Les enseignements de ce témoignage

M. Lacoste dresse un constat de désillusion : « les dés ont été jetés, et le monde vivra dorénavant sous la menace d’un pouvoir de destruction d’une ampleur sans précédent ». L’équilibre de la terreur a en effet pleinement régné pendant toute la période de la Guerre froide (1947-1991). Cependant cet équilibre perdure même si l’arsenal nucléaire mondial (14 665[8]) est plus faible qu’en 1985 (64 449[9]). Cela signifie-t-il, comme M. Lacoste l’insinue, que la population mondiale doit vivre sous la menace permanente de cette destruction ?

L’objectif d’un monde sans armes nucléaires est un processus long et compliqué. Mais, c’est bien avec la volonté d’y parvenir que le monde a majoritairement adopté à l’ONU le 7 juillet 2017, le Traité sur l’interdiction des armes nucléaires[10] (TIAN). La remise en cause de cette anomalie juridique qu’est l’absence d’interdiction globale des armes nucléaires – qui perdurait depuis 1945 – doit servir à engager la fin de cette menace. Le TIAN interdit explicitement l’emploi d’armes nucléaires, ainsi que toutes les activités qui rendent cet emploi possible. À commencer par la politique de dissuasion, qui crée une insécurité constante.

Il est essentiel de redéfinir la notion de dissuasion et des rôles de chaque État. Certes, en 1945, la notion de dissuasion nucléaire n’existait pas et ces armes ont été employées comme de « vulgaires » bombes pour tuer massivement des populations civiles. Pourtant les armes nucléaires ont toujours ce même pouvoir d’éliminer massivement des populations civiles ; celles-ci étant concentrées dans des villes ciblées par des missiles nucléaires. La notion de dissuasion implique bien pour le dirigeant d’un État nucléaire d’avoir à valider des plans de frappes, qui n’ont d’autre but que de créer des dommages inacceptables. Ils sont ainsi prêts à employer des armes nucléaires pour infliger à la population civile d’un adversaire – en cas de menace ou d’attaque – les mêmes dommages que ceux causés aux habitants d’Hiroshima et de Nagasaki. Mais il convient de rappeler à ces dirigeants qui ont la capacité de décision de frappe que dans le cadre de l’OTAN ou d’une alliance militaire, le président des États-Unis bénéficie du soutien[11] d’autres dirigeants (par exemple allemand, belge, turc, australien, sud-coréen) pour planifier et éventuellement réaliser exactement ce qu’avait fait le président Truman en 1945.

Ces commémorations de 2018 sont les premières depuis l’ouverture du TIAN à la signature à l’ONU le 20 septembre 2017. Ce traité mentionne que ses États parties sont « conscients des souffrances et des dommages inacceptables subis par les victimes de l’emploi d’armes nucléaires (hibakushas) ». Les diplomates présents aux commémorations, signataires ou non du TIAN, partagent ainsi cette conscience. Il reste à savoir si elle est de bonne foi et permettra de changer le résultat des « dés jetés » en 1945.

Auteur

Jean-Marie Collin est un consultant indépendant sur les questions de défense et de sécurité internationale, avec une expertise particulière dans les domaines de la dissuasion nucléaire, du désarmement, de la maîtrise des armements et de la non-prolifération nucléaire. Il est chercheur associé auprès du GRIP, membre du comité d’animation et porte-parole de ICAN France et vice-président de Initiatives pour le désarmement nucléaire. « L’illusion nucléaire : La face cachée de la bombe atomique » (édition ELCM, mai 2018) est son dernier ouvrage co-écrit avec Paul Quilès et Michel Drain.

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pdf Hiroshima : « 300 grammes pour provoquer l’anéantissement »


[1]. Au 1er août, 14 ratifications sur les 50 nécessaires ont été déposées à l’ONU. Liste complète sur le site du Bureau des affaires de désarmement des Nations unies.

[2]. Ministère des Affaires étrangères, documents diplomatiques français 1946 (1er janvier – 30 juin), vol. 1, Peter Lang, 2003.

[3]. « La ville d’Hiroshima » ; « descriptions des phénomènes consécutifs à l’explosion » (les deux premières couvrant près de six pages) ; « la vie reprend » ; « discussion sur l’opportunité de la bombe d’Hiroshima » ; « la Puissance relative de la bombe d’Hiroshima » ; « envoi de savants français à Hiroshima ».

[4]. Wilson Ward, « Armes nucléaires : et si elles ne servaient à rien ? 5 mythes à déconstruire », Éditions GRIP, 2015.

[5]. Collin Jean-Marie, Conférence sur l’impact humanitaire des armes nucléaires, un nouveau Forum du désarmement, Note d’Analyse du GRIP, 25 avril 2013.

[6]. Déclaration de Peter Maurer, Qui se portera au secours des victimes des armes nucléaires ?, 4 mars 2013 , Conférence internationale sur les conséquences humanitaires des armes nucléaires Oslo.

[7]. Techniquement Little Boy pesait 4,4 tonnes, contenait 64 kilos d’uranium 235, dont 700 grammes entrèrent en fission.

[8]. SIPRI Yearbook 2018, Armaments, Disarmament and International Security, 2018.

[9]. Hans M. Kristensen et Robert S. Norris, « Global nuclear weapons stockpiles, 1945–2013 », Bulletin of the Atomic Scientists, septembre 2013.

[10]. Collin Jean-Marie, Un Traité d’interdiction des armes nucléaires a été adoptéÉclairage du GRIP, 14 juillet 2017.

[11]. Déclaration du sommet de l’OTAN à Bruxelles, 12 juillet 2018.