Le Traité INF (Intermediate nuclear forces, ou forces nucléaires intermédiaires) est le traité de désarmement qui a mis fin à la crise des « euromissiles » dans les années 1980, une période de tension dans les relations Est-Ouest, marquée par déploiement de missiles soviétiques SS‑20 et Pershing II des deux côtés du rideau de fer. Il interdit aux signataires[1] la possession, la production et les tests de missiles de croisière et balistiques ayant une portée comprise entre 500 et 5 500 kilomètres. Ces limitations s’appliquent aux missiles sol-sol, mais pas aux missiles embarqués à bord des navires de surface, des sous-marins ou des aéronefs. Le Traité couvre à la fois les missiles équipés de têtes nucléaires et conventionnelles. À l’été 1991, ses signataires avaient rempli leurs obligations puisqu’ils avaient démantelé tous les systèmes ciblés par le Traité. À ce stade, 1 846 missiles avaient été retirés du côté de l’Union soviétique et 846 du côté des États-Unis).

Crédit photo: A Soviet inspector examines a BGM-109G Tomahawk ground launched cruise missile (GLCM) prior to its destruction. (Source:Jose Lopez www.defenseimagery.mil)

Le 1er février 2019, le président Trump a annoncé que les États-Unis se retiraient du Traité signé en 1987. Le lendemain, le gouvernement russe, par l’intermédiaire du ministre des Affaires étrangères Lavrov, a lui aussi annoncé la suspension de l’application du Traité, qui prendra donc fin en août 2019.

La fin de ce Traité est significative parce que le (re-)déploiement des systèmes visés rend le jeu de la dissuasion moins lisible et plus risqué mais également parce qu’il confirme le démantèlement progressif du régime de gestion des armements nucléaires hérités de la Guerre froide.

Que reprochent les États-Unis à Moscou ?

Depuis 2014, l’administration américaine estime que la Russie viole ses obligations découlant du Traité INF en ayant développé et mis en service un nouveau missile, le Novator 9M729, dérivé du missile Iskander-M. Ce missile aurait une portée de plus de 500 km, ce que les Russes démentent. Les États-Unis ont présenté leurs éléments de preuve à leurs alliés de l’OTAN lors de la réunion des ministres des Affaires étrangères du 4 décembre 2018[2].

En conséquence, les pays de l’OTAN ont appelé la Russie à « utiliser les six prochains mois pour se remettre en conformité avec le Traité de manière à le préserver », tout en appelant au dialogue, notamment lors du Conseil OTAN-Russie du 25 janvier[3]. Sans résultats.

Le retrait américain marque une approche plus agressive pour prendre la forme d’un ultimatum adressé au gouvernement russe. En principe, la démarche américaine ouvrait une période de six mois pour que la Russie se mette en conformité avec le Traité sous peine de retrait américain définitif début août.

De son côté, l’armée russe a présenté le missile le 23 janvier devant un parterre d’attachés militaires sans parvenir à convaincre de sa bonne foi. En effet, cette simple présentation visuelle ne permet pas d’inférer la portée du missile puisque celle-ci ne dépend pas de sa taille, mais d’une série de variables, dont son poids à vide, sa charge (nucléaire ou conventionnelle), de ses moteurs et du carburant emporté[4].

Contre-accusations russes

La Russie a à son tour accusé les États-Unis de violer le Traité en estimant que les lanceurs du système de défense antimissile basés en Roumanie et en Pologne pourraient servir à lancer des missiles de croisière, ce que les États-Unis ont toujours démenti en mettant en avant la nature défensive du système. En réalité, si le lancement de missiles de croisière est techniquement possible depuis ces lanceurs, il nécessiterait un remplacement complexe du câblage et un changement des accords qui lient les États-Unis aux pays hôtes[5]. De plus, d’un point de vue légal, les lanceurs des systèmes de défense antimissiles ne sont pas concernés par le Traité.

Réactions des Européens

Les Européens sont profondément inquiets face au démantèlement d’un traité qui est intimement lié à l’histoire d’une course aux armements sur le territoire européen. Lors de la Conférence annuelle sur la non-prolifération en décembre 2018, la haute représentante de l’UE pour la politique extérieure, Federica Mogherini avait exprimé son soutien au maintien du Traité. « Ces préoccupations [violations russes] doivent être traitées de manière substantielle et transparente, non pas avec des mots, mais bien avec des actes. Nous n’avons pas besoin d’une nouvelle course aux armements en Europe (…). Donc essayons de transformer la crise actuelle, dont nous ne voulons pas qu’elle évolue négativement, en opportunité – et de ne pas démanteler, mais bien renforcer le Traité INF. »[6] Si les Européens veulent sauver le Traité, ils sont apparus tétanisés par la rapidité de l’annonce de Donald Trump et restent largement en marge du processus. Il est difficile de savoir quelle sera leur réaction une fois passé le délai de six mois et le traité définitivement enterré.

Assistera-t-on dans quelques années à une nouvelle course aux armements et à de nouveaux déploiements de missiles américains en Europe[7] ? Dans ce cas, quels pays européens accepteront ces déploiements, surtout si les missiles ont une double capacité conventionnelle/nucléaire ? Le ministre allemand des Affaires étrangères, Heiko Maas, a déjà refusé le déploiement de missiles américains sur le sol allemand en réponse aux violations russes.

Un retrait américain contre-productif

Vu la rapidité de la réaction russe à la tentative d’ultimatum américain, il semble que les deux principaux signataires du Traité INF aient déjà tourné la page et ne cherchent qu’à se renvoyer la balle de la responsabilité politique de la fin de l’INF.

La stratégie américaine – se retirer du Traité pour faire pression sur Moscou – pose toutefois question. En dénonçant les violations commises par la Russie tout en restant partie au Traité, les États-Unis auraient pu rallier des soutiens à leur cause et demander des comptes à Moscou, voir imposer des sanctions additionnelles[8]. En enterrant le Traité, les États-Unis exonèrent la Russie de ses violations présumées et se privent d’un moyen de pression politique. Didier Reynders, ministre belge des Affaires étrangères, a d’ailleurs déclaré que le retrait américain du Traité n’était pas la bonne réponse et ne permettrait pas d’augmenter la pression sur Moscou[9].

La cohésion de l’OTAN et la relation transatlantique pourraient également en souffrir. Si les alliés pensaient encore avoir le temps de la négociation, l’annonce de Trump a surpris tout le monde, laissant les Européens dans l’embarras[10]. La démarche américaine est d’autant plus brutale que plusieurs diplomates du secrétariat d’État avaient promis aux Européens d’adopter une approche de pression graduelle sur Moscou et exclu un retrait soudain[11]. C’était sans compter avec l’impatience de Donald Trump.

Impact pour l’Ukraine

L’Ukraine, tout comme le Belarus et le Kazakhstan étaient également des participants actifs au Traité. Du côté ukrainien, le positionnement politique sur la continuation ou non du Traité n’est pas encore clair. Le ministre des Affaires étrangères, Pavlo Klimkin, a déclaré début février : « nous avons déjà un certain potentiel dans le domaine des missiles et nous allons décider de quels missiles nous avons besoin pour le futur. »[12] La fin du Traité signifie que les Ukrainiens, qui possèdent des installations de production de missiles, sont maintenant libres de produire des missiles d’une portée de 500 à 5 500 km[13]. Ces missiles pourraient représenter un élément de dissuasion important alors que s’amplifient dans la mer d’Azov des tensions auxquelles la marine ukrainienne n’est pas capable de faire face.

La Chine dans l’équation

Si la fin du Traité INF comporte une résonnance particulière en Europe de par le symbole qu’il représente (fin de la crise des euromissiles et fin symbolique de la Guerre froide), pour Moscou et Washington, l’enjeu est sans doute ailleurs. Au niveau de l’équilibre des forces en Europe, les lanceurs de missiles prohibés par l’INF ont actuellement moins d’importance qu’ils n’en avaient du temps de la Guerre froide. Les États-Unis (et la Russie de façon plus marginale) ont largement développé leurs capacités de lancement depuis d’autres plateformes (navires, sous-marins, avions).

La Chine, elle, n’est pas partie au Traité INF et est donc libre de développer et d’équiper ses forces avec ce type de système. Une très large majorité des missiles chinois rentreraient d’ailleurs dans la catégorie INF, ce qui inquiète à la fois les états-majors russes et américains.

Ainsi, de hauts responsables du ministère russe de la Défense ont plusieurs fois souligné que de nombreux pays situés dans la périphérie du territoire russe possédaient des missiles de portée intermédiaire dans leurs arsenaux[14]. Les pays visés comprennent la Chine, mais aussi l’Inde, le Pakistan, l’Iran et la Corée du Nord. Les régions de déploiement opérationnel des missiles russes incriminés (Caspienne et Oural) semblent confirmer cette inquiétude vis-à-vis de la périphérie russe.

La Russie avait d’ailleurs fait une tentative pour multilatéraliser le Traité en 2007, avec l’appui des États-Unis, mais sans succès. La Chine, mais également la France et le Royaume-Uni, n’avaient pas montré d’intérêt pour cette proposition. L’intérêt pour la Chine est d’autant plus limité que rejoindre le Traité INF signifierait une perte importante de sa capacité à agir dans la mer de Chine méridionale en y interdisant l’accès aux navires américains. Le déséquilibre serait alors flagrant avec les missiles embarqués à bord des navires et des avions américains basés dans la région qui, eux, ne sont pas concernés par le Traité.

Conséquences pour l’architecture du désarmement

Les conséquences pour l’architecture globale du désarmement sont également importantes. Ce nouveau coup porté aux acquis du désarmement montre à la fois que les États-Unis et la Russie ne sont plus intéressés par les régimes contraignants de contrôle des armements, que la relation entre les deux puissances est à un niveau historiquement bas depuis la fin de la Guerre froide et que l’Europe est complètement marginalisée dans cette discussion. Cette tendance est de très mauvais augure pour la négociation sur la prolongation du traité New Start[15] après 2021.

Auteur

Denis Jacqmin est chercheur au GRIP dans l’axe « armes légères et transferts d’armes ». Après avoir travaillé pour le SPF Affaires étrangères, il a été observateur international pour les missions SMM Ukraine (2014‑2015) et EUMM Georgia (2012-2013).

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pdf Fin du traité INF, fin du désarmement


[1]. En 1987, les signataires étaient les États-Unis et l’URSS. Après la chute de l’URSS, 12 États ont été reconnus comme successeurs. Parmi ceux-ci, six possédaient des installations susceptibles d’être inspectées au titre du Traité INF (Belarus, Kazakhstan, Russie, Turkménistan, Ukraine et Ouzbékistan). Seuls la Russie, l’Ukraine, le Bélarus et le Kazakhstan ont pris un rôle de participants actifs au Traité.

[2]. NATO Press conference by NATO Secretary General Jens Stoltenberg following the meeting of the North Atlantic Council in Foreign Ministers’ session, 4 décembre 2018.

[3]. Statement on Russia’s failure to comply with the Intermediate-Range Nuclear Forces (INF) Treaty, NATO press release, 1er février 2019.

[4]. Richter, W., « The End of the INF Treaty is Looming », SWP Comment, 4 janvier 2019.

[5]. Tertrais, B., « La mort annoncée du traité FNI ou la fin de l’après-Guerre froide », Fondation pour la recherche stratégique, n° 02/19, 1er février 2019.

[6]. Discours de Federica Mogherini lors de la 7e EU Non-Proliferation and Disarmament Conference.

[7]. Ces missiles n’existent pas encore du côté américain, en tous cas pas dans leur version terrestre. Il faudrait donc encore plusieurs années pour que ces missiles soient développés, testés et déployés.

[8]. « Killing the INF Treaty was a Gift to Russia », The National Interest, 7 février 2019.

[9]. « Germany pronounces INF missile treaty dead », Euractiv, 1er février 2019.

[10]. Gressel, G., Russia, « Germany, and the INF: Will Berlin break its silence? », European Council on Foreign Relations, 6 février 2019.

[11]. « Arms Race: Will Europe Be Victim of Nuclear Power Plays », Der Spiegel, 5 février 2019.

[12]. « Ukraine eyes options after collapse of INF Treaty », Kyiv Post, 7 février 2019.

[13]. À têtes conventionnelles, l’Ukraine restant liée par le Traité de non-prolifération nucléaire.

[15]. Traité de réduction des armes stratégiques nucléaires entre les États-Unis et la Russie, entré en vigueur en 2011 avec une validité de 10 ans.