Le Conseil européen de juillet 2020 a permis de faire un pas en avant important dans le processus d’intégration du continent. À ce titre, il doit être considéré comme un succès. Le marathon auquel se sont soumis les chefs d’État et de gouvernement à Bruxelles pour trouver un accord sur le « Recovery Fund » est emblématique du mode de fonctionnement de l’Union européenne (UE). Il illustre une fois de plus comment la construction de cette dernière rebondit de crise en crise en restant suspendue entre les secousses qui la font trembler.

Si l’on peut se réjouir des progrès accomplis, puisqu’ils montrent une capacité d’adaptation certaine, un tel modus operandi signifie aussi que l’UE est systématiquement dans la réponse, c’est-à-dire en retard face aux défis posés. Le mécanisme mis en place à travers le « Recovery Fund », et notamment la possibilité d’investir dans l’économie européenne en levant une dette commune, est par exemple une initiative qui aurait dû être lancée il y a dix ans, à la suite de la crise de la dette. Cela aurait permis aujourd’hui à l’UE d’intervenir bien plus rapidement que ce qu’elle ne s’apprête à faire.

L’Union face aux crises

La raison de ce constant retard tient à ce qu’il est convenu d’appeler « la nature normative » de l’UE. L’action de cette dernière repose sur les traités et le droit, c’est-à-dire sur des règles qui sont le fruit de compromis difficiles émanant de longues négociations entre les États membres. L’Union ne dispose pas de ce que les constitutionnalistes appellent la « compétence de la compétence ». Elle ne peut outrepasser les pouvoirs qui lui ont été attribués.

Ses marges de manœuvre demeurent donc circonscrites dans un rayon d’action délimité de manière rigide. Le problème est qu’une crise engendre, par définition, une situation face à laquelle les normes en vigueur et les compétences qui en découlent deviennent souvent obsolètes. Ainsi, l’Union se retrouve automatiquement bégayante et mal outillée lorsqu’elle doit y faire face.

Critiquer l’UE comme si elle était une entité individuelle équivaut à s’en prendre à quelque chose qui n’existe pas, tout en occultant ce qui est bien réel, mais qui fonctionne mal : l’État-nation

Les nations européennes ne sont pourtant pas mieux outillées pour répondre aux crises. Individuellement, elles ne disposent plus de la masse critique suffisante pour influencer le cours de l’Histoire. Si elles sont juridiquement souveraines, elles sont dans les faits inefficaces, voire impuissantes. Tout le contraire de l’UE qui, elle, possède une masse critique considérable, mais demeure dépourvue de souveraineté propre. Pour qu’elle puisse répondre à une crise, l’UE doit donc attendre que les chefs d’État et de gouvernement prennent conscience des limites de leur pouvoir et se décident à entamer des négociations afin de définir de nouvelles normes et compétences à transférer à Bruxelles.

Lorsqu’elle entre dans cette phase de valse-hésitation, généralement la construction européenne tend à vaciller dangereusement. Les États membres, en effet, sont dotés d’une vision qui compose un peu trop souvent avec les échéances électorales de leurs dirigeants. Aussi, les pourparlers qu’ils entreprennent afin d’adapter les compétences de l’UE à la nouvelle réalité internationale se révèlent la plupart du temps acrimonieux et déchirants, chaque gouvernement essayant de tirer la couverture à soi. Dans ce contexte, critiquer l’Union comme si elle était une entité souveraine et capable d’agir indépendamment de ses membres équivaut à s’en prendre à quelque chose qui n’existe pas, tout en occultant la responsabilité de ce qui est bien réel, mais fonctionne mal : l’État-nation européen.

Néanmoins, s’ils ne sont pas des visionnaires, les leaders européens demeurent des acteurs rationnels. Bon gré mal gré, ils finissent toujours par sortir un compromis a minima de leur chapeau pour sauver les meubles de la maison commune. C’est seulement alors que l’Union peut réagir de manière adéquate et proportionnée à la crise, en faisant ce que les 27 lui ont permis de faire, après avoir décidé à l’unanimité… et convenu d’attendre la prochaine secousse systémique.

Les Européens ont fait d’énormes progrès en matière d’intégration, mais ils n’ont pas encore été en mesure de franchir le pas vers ce qu’ils n’osent même plus nommer : le fédéralisme

Or, c’est justement en pensant à la prochaine crise qu’il faut se demander si cette manière de fonctionner est viable à long terme. Les Européens ont fait d’énormes progrès en matière d’intégration, mais ils n’ont pas encore été en mesure de franchir le pas vers ce qu’ils n’osent parfois même plus nommer : le fédéralisme. Ils ont mis en place un marché intérieur, une monnaie unique, une banque centrale commune, ils s’apprêtent à partager une partie de leur dette et ils pourraient même collecter un nouvel impôt ensemble pour la rembourser.

Malgré cela, après avoir réuni au fil des années tant de compétences, le souhait de voir une évolution institutionnelle de l’UE inspirée par un modèle fédéral est toujours perçu comme une chimère.

Trouble bipolaire et pudibonderie

Lorsqu’ils doivent affronter les principaux défis de notre temps, pourtant, les leaders européens finissent toujours par prendre le chemin qui mène à Bruxelles. Dès qu’ils sont confrontés à un problème majeur, ils se précipitent au siège des institutions européennes pour chercher désespérément des solutions communes. Ce réflexe est devenu systématique et se répète à chaque nouvelle crise. Depuis que la pandémie du Covid-19 a frappé le continent, ils l’ont fait cinq fois en l’espace de quelques semaines. Cet automatisme est devenu si fréquent qu’on serait tenté de leur suggérer de se rendre une bonne fois pour toutes à Bruxelles et d’y rester, si seulement ils étaient en mesure de délibérer efficacement et rapidement. Au point où ils en sont, pourquoi ne pas établir dans cette ville une forme de gouvernement un peu plus efficace et réactive que celle représentée par une conférence d’États fonctionnant à l’unanimité ?

Lorsqu’ils doivent affronter les principaux défis de notre temps, les leaders européens finissent toujours par prendre le chemin qui mène à Bruxelles 

Pour que l’Union soit à la hauteur des défis contemporains, et pour qu’elle puisse surtout y répondre au moment opportun, il faudrait la doter d’un pouvoir exécutif disposant d’une capacité d’excéder, si nécessaire, la compétence négociée en amont par les États membres. En d’autres termes, il faudrait lui conférer une souveraineté propre, laquelle doit forcément passer par un renforcement de sa légitimité démocratique.

L’idée d’évoluer vers une structure fédérale, en conférant une capacité décisionnelle autonome aux institutions supranationales de l’UE, suscite néanmoins toujours les mêmes haussements d’épaules. L’Europe ne serait pas prête pour le grand saut, car ses opinions publiques sont remontées plus que jamais contre elle. Au regard de sa lenteur et de sa manière alambiquée d’agir, cela n’a rien d’étonnant. L’Union, en effet, se trouve aujourd’hui enfermée dans un cercle vicieux : elle n’est pas suffisamment intégrée pour être efficace, ce qui la rend impopulaire et freine son processus d’intégration.

Il est pourtant curieux de constater que ce diagnostic ne fait guère de mystères au sein des classes politiques des pays membres. Dans la plupart des cas, les élites nationales savent combien le processus d’intégration est nécessaire. En aparté elles le reconnaissent bien volontiers. Cependant, lorsqu’elles doivent passer à l’acte, ces mêmes élites peinent à se projeter dans une logique commune. Elles finissent par le faire, mais trop tardivement et très partiellement. Est-ce dû à un manque de courage ?

En fait, l’intégration européenne provoque un véritable trouble bipolaire parmi les classes dirigeantes des États membres, qui la réclament le jour et l’abhorrent la nuit. D’un côté, les pays de l’UE souhaitent approfondir leur projet d’union et parfois réussissent à obtenir des résultats significatifs. Si par exemple ils seront vraiment en mesure de créer une dette commune, de la rembourser en levant un impôt collectif et en faisant en sorte que l’argent ainsi récolté soit géré par le système communautaire, ils auront fait un pas important vers cette forme d’organisation politique « dont on ne peut pas prononcer le nom » si l’on souhaite éviter les réactions condescendantes.

L’intégration européenne provoque un véritable trouble bipolaire parmi les classes dirigeantes des États, qui la réclament le jour et l’abhorrent la nuit

D’un autre côté, il y a fort à parier que ces mêmes pays de l’Union demeurent incapables d’outrepasser ce seuil critique d’intégration qui compromettrait leur souveraineté. Le risque de les voir s’arrêter pour ensuite faire un pas en arrière existe. Cela s’est déjà vu à de maintes reprises depuis que le processus d’intégration européenne a été lancé en 1951. Le problème n’est pas seulement d’ordre politique, mais il est aussi d’ordre psychologique, voire presque organique : au-delà d’un certain niveau, les administrations des capitales nationales ne sont pas programmées pour transférer leur pouvoir ailleurs. Ce n’est pas dans leur ADN. Même si elles le voulaient, elles ne réussiraient pas à le faire.

Les États membres ont besoin d’être poussés vers l’intégration

L’Europe se retrouve ainsi face à un paradoxe. Elle ne peut se construire sans le consentement des États-nations qui la composent, mais en même temps, elle n’aboutira pas de leur initiative. Dès lors, si les États membres n’arrivent pas à s’intégrer outre mesure, tôt ou tard quelqu’un d’autre devra les y pousser. Qui donc peut le faire si ce n’est celles et ceux qui font et défont les carrières politiques, à savoir les électeurs et plus largement encore les opinions publiques ?

Au cours des dix dernières années de crise, chacun aura pu constater que la plupart des dirigeants européens contemporains se comportent en suiveurs et non en meneurs. Ils ne sont pas en mesure de convaincre leurs électeurs des bienfaits de l’intégration, et si cette idée n’est pas à la mode ils ne la défendront pas. Ce constat est valable aussi pour l’Allemagne d’Angela Merkel. La Chancelière allemande a changé d’opinion au sujet du « Recovery Fund » seulement après que ses électeurs ont changé d’idée à ce propos, pas avant. Ce qui distingue Mme Merkel du Premier ministre néerlandais Mark Rutte est simplement le fait que les électeurs de ce dernier n’ont pas évolué sur le sujet comme l’ont fait ceux d’outre-Rhin.

Ce qui distingue Angela Merkel de Mark Rutte est simplement le fait que les électeurs néerlandais n’ont pas évolué sur le Recovery Fund, contrairement aux Allemands

L’évolution de l’opinion publique allemande prouve néanmoins une chose. Si les leaders de l’Union sont incapables de persuader leurs citoyens et de tracer une voie, le contraire est possible.

En s’emparant de l’idéal européen, les opinions publiques du Continent pourraient transformer des élites timorées et opportunistes en de vigoureux européistes prêts à emprunter vaillamment le chemin de l’intégration. Une inversion de la tendance politicienne actuelle est donc possible, à condition bien entendu que le fédéralisme devienne à la mode. Ce ne serait certainement pas la première fois dans l’Histoire que les gouvernants se ravisent soudainement vis-à-vis d’une idée qu’ils considéraient avec condescendance le jour d’avant.

L’écologie nous enseigne que les idées peuvent soudainement devenir à la mode et entraîner derrière elles des classes politiques initialement récalcitrantes

Il suffit de regarder l’exemple illustré par l’écologie pour s’en rendre compte. Au cours des dernières décennies les idées écologistes ont eu un parcours surprenant. Lorsqu’elles sont apparues dans l’arène politique, au milieu des années 1980, combien de sourires sarcastiques et de commentaires pernicieux n’ont-elles pas suscités parmi les hommes et femmes politiques de leurs pays ? Elles n’ont été que rarement prises au sérieux. Pourtant, aujourd’hui en Europe, presque tout le monde est sensibilisé à la cause écologique. Les questions environnementales sont devenues incontournables dans presque tous les programmes électoraux, y compris dans ceux de Matteo Salvini et de Marine Le Pen.

Certes, dans la plupart de leurs pays, les partis et mouvements verts n’ont pas gagné les élections ni n’ont conquis le pouvoir, mais ils ont néanmoins gagné la bataille des idées. Et en convainquant les opinions publiques, ils ont fini par retourner les convictions des élites de leurs pays, ce qui a permis de réaliser quelques avancées environnementales non négligeables.

Pour qu’il réussisse, le projet européen doit s’inspirer de ce parcours. Cela étant dit, une belle idée devenue à la mode ne sera pas suffisante pour bâtir l’Europe. Encore faudra-t-il qu’elle soit traduite politiquement et représentée institutionnellement. Dans ce cadre, tôt ou tard le Parlement européen devra avoir le courage d’endosser un rôle moteur qu’il n’a jusqu’à présent jamais osé assumer face à des États membres timides et conservateurs par réflexe. Les partis qui le composent, du moins ceux qui croient dans le projet européen, devront en outre avoir le courage de se muer en de véritables mouvements transeuropéens, avec des carrières politiques qui se construisent au niveau de l’Union et non au niveau national.

Jürgen Habermas disait à ce propos qu’une démocratie européenne requiert une véritable sphère publique européenne autonome de celles des États membres . Autant dire que le chemin est encore long et semé d’embûches. Toutefois, vu sous le prisme de l’écologie, le concept de fédéralisme européen n’apparait plus comme une utopie. Il sort du domaine du rêve pour entrer dans celui du possible.

Quelle que soit l’opinion que l’on peut avoir à son sujet, le moment est venu d’en débattre ouvertement, en appelant les choses par leur nom. En politique rien n’est figé pour l’éternité, pas même la souveraineté des États-nations.

 

Télécharger la version PDF : 

pdf
L’Europe et les crises : tous les chemins mènent à Bruxelles

L’auteur

Federico Santopinto est analyste au GRIP. Il est spécialisé dans le processus d’intégration européenne en matière de défense et de politique étrangère.