Il y a des tragédies dont on peut tirer des leçons. Pour la Nouvelle-Zélande et le Canada, ce sont deux tueries de masse qui ont bousculé l’agenda politique et ont conduit à une nouvelle législation sur la possession et le port d’armes semi-automatiques par les civils.

Le 15 mars 2019, à Christchurch, plus grande ville de l’île sud de la Nouvelle-Zélande, un homme muni de cinq armes à feu a attaqué deux mosquées, tuant 51 personnes et en blessant 40 autres[1]. L’auteur, un Australien de 28 ans, a été arrêté dans la foulée et ses armes, dont un fusil semi-automatique AR-15[2], saisies. Le 17 mars, soit à peine deux jours après les faits, la Première ministre Jacinda Ardern (Parti travailliste) affirme qu’« il y a aura des changements dans nos lois sur les armes[3] ». Un texte de loi, l’Arms (Prohibited Firearms, Magazines, and Parts) Amendment Bill 2019, est présenté dès le 1er avril au Parlement[4]. Il est voté le 10 avril et entre en vigueur le 12 avril 2019[5], soit moins d’un mois après la tragédie. Le texte prévoit l’interdiction des armes semi-automatiques et de type militaire, ainsi qu’un vaste programme de rachat d’armes (buy-back) auprès des citoyens.

À l’autre bout du globe, le 19 avril 2020, la société canadienne s’est réveillée sous le choc d’une tuerie en Nouvelle-Écosse. Pendant treize heures, dans la nuit du 18 au 19 avril, un homme armé de deux fusils semi-automatiques et de plusieurs pistolets a tué 22 personnes (dont 9 dans plusieurs incendies criminels) lors d’une série d’incidents entre les villes de Portapique et Enfield, distantes de plus de 90 kilomètres[6]. L’auteur, un homme de 51 ans, qui utilisait un faux uniforme et un faux véhicule de police, est finalement abattu au matin du 19 avril. Le 1er mai 2020, le Premier ministre canadien Justin Trudeau (Parti libéral) annonce l’interdiction immédiate, via décret, de plus de 1 500 modèles et variantes d’armes à feu de type fusil d’assaut. La mesure est assortie d’une période d’amnistie transitionnelle de deux ans (pour permettre aux propriétaires de se mettre en conformité avec la nouvelle réglementation), ainsi que d’un programme de rachat d’armes[7]. Un projet de loi devrait également être présenté devant le Parlement[8] afin d’entériner ces mesures à long terme et confirmer les conditions du buy-back[9]..

Si les autorités néo-zélandaises et canadiennes ont utilisé deux leviers légaux différents pour obtenir une interdiction de certaines armes à feu, respectivement une loi et un décret, elles ont toutes deux agi dans le sillage immédiat d’un drame qui a choqué leurs opinions publiques respectives.

Pourtant, ce ne sont ni les premiers incidents de ce genre dans ces pays, ni les premières législations de ce type. On peut donc s’interroger sur le contexte dans lequel ces décisions politiques ont été prises et sur les acteurs qui les ont facilitées ou bien freinées. En d’autres termes, il s’agit de comprendre en quoi la conjoncture peut changer la donne en matière de législation sur les armes et en quoi les évolutions sont limitées ou contrariées.

L’objectif de cet Éclairage est donc d’examiner le contexte dans lequel ces interdictions d’armes ont émergé et de s’interroger sur les facteurs qui ont permis leur avènement. Dans un premier temps, il étudie la conjoncture qui a engendré cette fenêtre d’opportunité politique. Dans un second temps, il discute l’influence de facteurs structurels, c’est-à-dire de cadres politiques et sociétaux présents à long terme, susceptibles d’avoir facilité ou au contraire freiné cette évolution.

1.Dans le sillage du drame : un moment propice à la réflexion
mais aussi à l’action

Les nouvelles régulations néo-zélandaises et canadiennes ont été prises dans le sillage immédiat de drames marquants. Cette première partie étudie comment cette conjoncture particulière, cet « instant T », a ouvert la voie à ces changements, et comment les acteurs clés de ce moment se sont positionnés dans les jours et les semaines suivant le drame.

Les tragédies de Christchurch et de Nouvelle-Écosse ont toutes deux provoqué une vive émotion publique. Drapeaux en berne, discours du Premier ministre, journée de deuil national, cérémonies commémoratives[10], sont autant de témoignages du choc émotionnel majeur vécu par les populations néo-zélandaises et canadiennes. C’est dans ce choc initial que les nouvelles régulations trouvent leur genèse.

Ce traumatisme est avant tout lié à la rareté de ce type d’incidents dans ces deux pays, à échelle respective de leur population. Ainsi, la Nouvelle-Zélande (4,9 millions d’habitants) avait été marquée en 1990 par le massacre d’Aramoana (13 morts)[11], mais n’avait pas connu de violences significatives depuis l’incident de Raurimu en 1997 (6 morts)[12]. Le Canada (37,5 millions d’habitants) a connu plusieurs massacres de masse impliquant des armes à feu au cours de son histoire récente : le massacre de Lennoxville de 1985 (5 morts)[13], la fusillade de l’École polytechnique de Montréal de 1989
(14 morts)[14], la tuerie de l’Université Concordia en 1992 (4 morts)[15], le massacre de Vernon de 1996 (9 morts)[16], la tuerie de Shedden en 2006 (8 morts)[17] et l’attentat de la grande mosquée de Québec en 2017 (6 morts)[18].

Cette émotion nationale est aussi liée au fait que les fusillades de Christchurch et de la Nouvelle-Écosse sont les plus mortelles enregistrées dans ces deux pays en temps de paix[19], donnant à ces incidents un caractère particulièrement exceptionnel. Le choc est double en Nouvelle-Zélande, car l’attaque de Christchurch a été qualifiée de « terroriste » par les autorités, une première dans le pays.

1.1. Une fenêtre d’opportunité

Pour Jacinda Ardern et Justin Trudeau, ces événements sans précédent ne pouvaient pas rester sans réponse. Au contraire, ils les ont incités à la réflexion et ont représenté une fenêtre d’opportunité d’action politique. On est donc en présence d’un choix politique, d’une volonté consciente d’apporter une réponse publique et légale à un fait divers.

Tous deux font le constat que les auteurs ont utilisé des armes semi-automatiques ou d’assaut contre leurs victimes, y compris des armes obtenues légalement dans le cas de l’attaque de Christchurch[20]. Pour Jacinda Ardern, les armes utilisées par le tueur « ont été créées pour tuer, […] pour mutiler et c’est exactement ce qu’elles ont fait le 15 mars »[21]. Même ton pour Justin Trudeau : « Ces armes n’ont été conçues qu’à une seule et unique fin : tuer le plus grand nombre de personnes le plus rapidement possible, a déclaré le Premier ministre. Elles n’ont aucune utilité, et elles n’ont pas leur place chez nous »[22]. Il martèle « vous n’avez pas besoin d’un AR-15 pour abattre un cerf » [23].

La création d’une nouvelle législation n’est pas le pur produit de la seule volonté politique d’un leader. Dans le sillage de la tragédie, c’est tout un processus qui s’est mis en place pour transformer l’idée en une décision concrète.

En Nouvelle-Zélande, le milieu politique s’est largement déclaré en faveur de la nouvelle législation, facilitant un « consensus » ouvertement recherché par le gouvernement[24]. Dès le 19 mars 2019, soit quatre jours après la tragédie de Christchurch (et deux jours après l’annonce de la Première ministre qu’une nouvelle loi était envisagée), le leader de l’opposition Simon Bridges (Parti national) a déclaré son soutien à une restriction sur la vente d’armes semi-automatiques. Pour Bridges, il serait « surprenant de justifier tout autre position »[25]. Le leader estime que l’opposition doit jouer « un rôle constructif » avec « l’espoir net et l’attente d’un soutien bipartisan »[26]. Objectif atteint le 10 avril 2019, lorsque le Parlement néo-zélandais valide l’Arms (Prohibited Firearms, Magazines, and Parts) Amendment Bill[27], avec un vote quasiment unanime (119 voix pour, 1 contre)[28].

Côté canadien, les nouvelles restrictions sur la possession et la vente d’armes ont été instaurées le 1er mai 2020 via décret[29], c’est-à-dire que le texte a été émis et entériné par le cabinet du Premier ministre, sans consultation du Parlement. Dans ce cas-ci, le gouvernement n’a pas particulièrement recherché un consensus au sein de la classe politique, mais a avant tout souhaité mettre en place des mesures immédiates. L’opposition canadienne a critiqué cette interdiction, tant sur le fond que sur la forme. Le leader de l’opposition, Andrew Scheer (Parti conservateur) a taclé le décret de solution « paresseuse » et « inefficace » et sa mise en place « inacceptable » étant donné le contexte pandémique[30]. Pour autant, les conservateurs n’ont pu empêcher l’adoption du texte, de par son caractère exécutif. Le cabinet du Premier ministre peut tout de même bénéficier du soutien public malgré sa majorité relative à la Chambre des communes (157 sièges sur 338)[31]. Par ailleurs, Justin Trudeau a été reconduit à son poste en octobre 2019 pour un second mandat sur la base d’un programme qui incluait une réforme restrictive sur la vente d’armes à feu. Un texte de réforme était déjà en préparation au moment du drame de Nouvelle-Écosse. Il devrait être prochainement présenté à la Chambre des communes, où il devrait bénéficier du soutien de deux autres formations politiques, le Bloc québécois et le Nouveau parti démocratique (NPD)[32].

1.2. Poids et contrepoids de la société civile

Si la nouvelle réglementation n’a pas fait l’unanimité dans le milieu politique canadien, elle a bénéficié de soutiens forts issus de la société civile, en particulier d’associations de victimes de tueries. Heidi Rathjen, porte-parole de l’association PolyRemembers/PolySeSouvient et survivante de la tuerie de l’École polytechnique de Montréal, a rappelé qu’une telle mesure était attendue « depuis longtemps » par les victimes. Elle a appelé les parlementaires à tout faire pour « garder ces restrictions de manière permanente »[33]. Une telle pression en provenance d’une partie de la société civile devrait peser dans la balance lors de la présentation de la nouvelle législation devant le Parlement canadien.

Côté néozélandais, il est intéressant de constater que le soutien de la société civile n’avait pas de figure de proue particulière en amont de l’incident de Christchurch. Au contraire, un mouvement de soutien à de plus strictes législations sur le contrôle des armes s’est construit au lendemain de la tragédie, avec la création au printemps 2019 du mouvement activiste « Gun Control NZ »[34]. Sa création confirme la prise de conscience que l’attaque a représenté pour une partie de la population.

La société civile n’est cependant pas exempte de toute opposition, en particulier en provenance des premiers concernés par les mesures restrictives mises en place : les détenteurs d’armes.

En Nouvelle-Zélande, le Council of Licenced Firearms Owners Inc. (COLFO), a déclaré le 18 mars 2019 (au lendemain de l’annonce de Jacinda Ardern) « soutenir le gouvernement dans sa démarche pour prévenir toute nouvelle attaque terroriste en Nouvelle-Zélande »[35]. Le COLFO a plus tard pointé du doigt la rapidité du processus législatif qui a conduit à la nouvelle loi[36]. Il a créé la campagne « Juste et Raisonnable » (Fair & Reasonable)[37] en juillet 2019, afin de demander au gouvernement de répondre à des « éléments confus » dans la loi et revoir le système de compensations du buy-back, y compris via un appel (rejeté en juin 2020) devant la Haute Cour de justice[38]. En décembre 2019, alors que la période d’amnistie de neuf mois et le programme de buy-back associé touchaient à leur fin, la porte-parole du COLFO Nicole McKee a appelé les Néo-Zélandais à rendre leurs armes dans le temps imparti : « Que les détenteurs d’armes soient d’accord ou non avec cette loi, c’est la loi »[39]. Elle a encouragé les autorités à rallonger le programme public de rachat de plusieurs mois, afin de permettre aux détenteurs de se mettre en conformité avec la loi. Le COLFO estimait alors que les 47 000 armes remises aux autorités dans le cadre du programme ne représentaient que 30 % des armes de ce type en circulation sur le territoire[40]. Les détenteurs d’armes néo-zélandais ont incarné une opposition plutôt modérée, soucieuse de la forme et des implications de la réforme pour ses membres.

Au Canada, les mouvements pro-armes se sont montrés plus catégoriques. Dès le 6 mai 2020 (soit moins d’une semaine après l’annonce du Premier ministre Trudeau), la Coalition canadienne pour le droit aux armes à feu (CCDAF)[41] a fait connaitre son intention d’introduire une contestation devant le tribunal fédéral du décret émis par le gouvernement, ainsi que le lancement d’une campagne de financement afin de soutenir cette contestation légale[42]. Son directeur exécutif Rod Giltaca a dénoncé un décret « excessif et arbitraire » qui a rendu « notre propriété illégale » et s’est dit prêt à aller devant la Cour suprême[43]. Ce recours a cependant peu de chance d’aboutir. La CCDAF bénéficie du soutien d’une cinquantaine d’organisations pro-armes, avec lesquelles elle a co-signé le 19 mai 2020 un manifeste pour exiger l’abrogation immédiate du décret[44]. Une pétition dans le même sens, lancée par la députée conservatrice Michelle Rempel Garner (Alberta), a également réuni plus de 240 000 signatures en deux mois[45].

Les mouvements pro-armes canadiens ont critiqué l’action du gouvernement, tant sur le fond que sur la forme. On peut s’attendre à une mobilisation active de ces milieux, qui se structurent et s’affirment de plus en plus, en amont de la présentation de la loi promise par le gouvernement Trudeau devant le Parlement. Cependant, l’alliance politique autour des libéraux devrait permettre de faire passer le texte en question.

Cet examen de la conjoncture qui a conduit à de nouvelles régulations sur les armes en Nouvelle-Zélande et au Canada montre que le drame en soi a créé un moment propice à l’introspection des autorités. Ce « jour d’après » a chamboulé l’agenda politique, voire instillé un sentiment d’urgence qui a précipité le passage à l’acte des autorités. Pour autant, ce choc initial n’est pas seul à l’origine de l’évolution de la législation. Celle-ci résulte d’un soutien transversal (quoique pas forcément unanime) qui a émergé au sein de la classe politique et de la société civile dans le sillage immédiat de la tragédie.

2. Un changement soudain qui s’appuie sur des fondations anciennes
et durables

Par-delà le contexte particulier post-tragédie, il faut constater que d’autres facteurs, structurels cette fois-ci, peuvent influencer l’avènement de nouvelles législations sur les armes. Ils constituent le « jour d’avant » : des fondations plus anciennes, mais aussi plus diffuses qui créent un terrain propice au changement. Cette seconde partie examine la relation des citoyens aux armes, la législation existante, et les précédents historiques qui pourraient avoir pavé la voie à la décision politique.

2.1. Culture des armes…

En fonction de l’attachement des citoyens à une pratique, celle-ci peut devenir plus épineuse à réglementer. La relation particulière des Néo-Zélandais et des Canadiens à la culture des armes joue un rôle dans leur soutien ou non à une réforme de leur accès.

En 2018, on estime à environ 1,5 million le nombre d’armes en circulation parmi les civils en Nouvelle-Zélande (pour environ 4,9 millions d’habitants)[46]. Plusieurs centaines de milliers[47] seraient des fusils, dont 15 000 fusils semi-automatiques de type militaire[48]. L’âge légal pour détenir une arme est de 16 ans minimum, exception faite des armes semi-automatiques, pour lesquelles l’âge de 18 ans est requis[49]. Toujours en 2018, 248 764 Néo-Zélandais en âge de posséder une arme (soit 6 % sur 3,9 millions de personnes éligibles) avaient une licence de possession d’arme[50], avec une utilisation principale destinée à la chasse et au tir récréatif dans des clubs. Le pays est classé 17e au monde en matière de détention d’armes par des civils (26,3 armes pour 100 résidents), selon le Small Arms Survey[l51].

En 2017, toujours d’après le Small Arms Survey, 12,7 millions d’armes étaient présentes sur le territoire canadien (pour environ 37,5 millions de personnes)[52]. Parmi elles, on trouverait plus de 3,5 millions de fusils[53]. L’âge minimum requis pour détenir une arme est de 18 ans, ou bien de 12 ans dans certains cas[54]. En 2016, un peu plus de deux millions de Canadiens détenaient un « permis d’armes à feu ». Là encore l’usage principal est récréatif ou lié à une activité de chasse. Le pays est classé 5e au monde en matière de détention d’armes par des civils (34,7 armes pour 100 résidents), selon le Small Arms Survey[55].

Pour mieux comprendre la culture qui entoure l’usage des armes dans ces deux pays, on peut également s’intéresser aux sondages d’opinion qui nous donnent un aperçu (quoique partiel) de la perception des populations respectives.

Au lendemain du passage de l’Arms (Prohibited Firearms, Magazines, and Parts) Amendment Bill 2019, un sondage effectué par 1 News / Colmar Brunton affirme que 61 % des personnes interrogées jugent la nouvelle loi « juste » et 19 % des répondants estiment qu’elle ne va pas assez loin[56]. Seuls 14 % des sondés ont exprimé leur désapprobation, considérant que le texte allait trop loin[57].

Une enquête d’opinion menée par le Angus Ried Institute (ARI) au Canada au lendemain de la tragédie de Nouvelle-Écosse signale que 78 % des Canadiens soutiennent une interdiction totale de possession d’armes d’assaut pendant que 67 % des personnes approuvent une interdiction de toutes les armes de poing[58]. On note qu’il existe moins de soutien à ces interdictions parmi les citoyens détenteurs d’armes (45 % d’entre eux sont en faveur de l’interdiction des armes d’assaut)[59]. Une précédente enquête, conduite un an plus tôt par le ARI[60], signalait que 61 % des personnes approuvent une interdiction de toutes les armes de poing.

Ces sondages restent à prendre avec précaution, dans la mesure où ils sont issus de contextes et de méthodologies bien distinctes, et sont donc difficilement comparables d’un pays à l’autre.
On est en présence de deux pays où l’obtention d’une arme est une pratique relativement fréquente au sein de la population, quoique réglementée et encadrée. Les citoyens y associent culturellement la détention d’armes à un suivi étatique accepté et intégré, et soutiennent majoritairement ce système. Le débat autour des nouvelles législations ne porte pas tant sur la légitimité du contrôle exercé par l’État sur les détenteurs d’armes que sur les modalités et les limites qui doivent s’appliquer à ce contrôle. Dans cette perspective, ces populations s’affichent comme étant majoritairement en faveur des règles proposées.

2.2. … et culture des règles

Cet encadrement légal est l’héritage de multiples législations sur le contrôle des armes, qui ont évolué au gré du temps et des changements politiques et sociaux.

En Nouvelle-Zélande, la législation sur le contrôle de l’accès aux armes à feu par des civils a été initiée en 1983 avec l’Arms Act[61], qui instaure un système obligatoire de licences d’armement et l’enregistrement de certaines armes[62]. Elle a été modifiée en 1992 via le Arms Amendment Act, et complétée avec le règlement Arms Regulations la même année. Ces deux textes ont été élaboré suite au massacre d’Aramoana (1990)[63]. La nouvelle loi de 2019 n’est donc pas la première à résulter d’une prise de conscience suite à un acte violent. Par ailleurs, l’Arms (Prohibited Firearms, Magazines, and Parts) Amendment Act 2019, qui a entériné les interdictions d’armes semi-automatiques et des munitions assorties au lendemain de l’attaque de Christchurch, a été complété par un second texte présenté en septembre 2019 devant le Parlement néo-zélandais. L’Arms Legislation Bill[64], promulgué le 24 juin 2020, introduit un nouveau cadre des pratiques liées aux armes à feu. Il établit, entre autres, la création d’un registre national universel de possession et de stockage des armes à feu, le renforcement des peines en cas de possession illégale, et l’encadrement plus stricts de l’importation, de la distribution et de la fabrication des armes et de leurs composantes.

Au Canada, le contrôle de l’accès aux armes par l’État puise ses origines dans des législations plus anciennes. Le code criminel introduit la notion de permis de port d’armes (sous le titre « certificat d’exemption ») dès 1892, et instaure la création des premiers registres d’acquisition d’une arme de poing à partir de 1934[65].

Entre 1969 et 1977, plusieurs législations fixent progressivement de nouvelles règles : définition de plusieurs catégories d’armes, nouvelles règles de contrôle, d’obtention d’armes et de création d’entreprises d’armes. En 1991, le projet de loi C-17 renforce les contrôles des armes de types militaire et paramilitaire et modifie les conditions d’acquisition des armes à feu[66]. Il est suivi en 1995 par la Loi sur les armes à feu (ou projet de loi C-68), texte plus fondateur qui vient structurer un nouveau système de délivrance de permis, rendant obligatoire l’obtention d’un permis et l’enregistrement de tout type d’arme. Cette loi est considérée comme la réponse au massacre de l’École polytechnique de Montréal de 1989 qui a fortement marqué le pays. En 2015, la Loi visant la délivrance simple et sécuritaire des permis d’armes à feu modifie les règles administratives requises pour l’obtention des permis[67].

Ces deux pays peuvent donc s’appuyer sur une législation fournie, qui a évolué au fil des ans. Ils ont connu plusieurs décennies de débats, d’échanges et d’ajustements autour de cet enjeu. Tous deux ont déjà fait face à un drame qui a poussé à repenser la législation sur les armes à feu, confirmant qu’un événement marquant a le pouvoir de changer la règle. Ceci dit, le débat politique n’a pas toujours abouti.

À Wellington, plusieurs projets de loi (en 1999, 2005, 2012 et via une enquête de comité sélectif[68] en 2017[69]), pensés pour accroître le contrôle sur l’acquisition d’armes par des civils, n’ont pas été retenus. Un constat d’échec pour l’actuelle Première ministre Ardern, qui déplore « la faiblesse des lois néo-zélandaises sur les armes »[70] et les tentatives infructueuses pour les modifier. Ces échecs démontrent que le consensus politique qui s’est créé au lendemain du drame de Christchurch a été un facteur essentiel, qui a manqué à plusieurs reprises dans son histoire.

À Ottawa, plusieurs projets de loi ont été rejetés au fil des ans, tels que le C-83 (1976), le C-80 (1990), le C-24 (2008). En 2012, le projet de loi C-19 ou Loi sur l’abolition du registre des armes d’épaule, abolit l’exigence d’enregistrer les armes à feu dites « sans restriction », marquant un recul du contrôle d’État[71]. La nouvelle règlementation de 2019 inclut l’interdiction du modèle de carabine semi-automatique Ruger Mini-14, l’arme utilisée lors du massacre de l’École polytechnique en 1989 ; un changement attendu depuis longtemps par les victimes[72]. Ces épisodes illustrent les tensions politiques qui persistent au Canada autour des modalités et des limites du contrôle exercé par les autorités. Ils soulignent aussi que l’évolution des législations ne se fait pas via un parcours linéaire, mais par un équilibrage entre avancées et recul ou à tout le moins stagnation.

L’histoire des réglementations sur les armes nous montre que les changements survenus en 2019 et en 2020 dans ces deux pays sont le fruit de plusieurs décennies de débat sur cet enjeu. Plusieurs ajustements ont déjà eu lieu, créant une genèse favorable au changement, mais qui ne garantit pas à elle seule sa réussite.

Conclusion

Cet Éclairage montre, via les exemples de la Nouvelle-Zélande et du Canada, qu’un fait divers marquant peut changer les ordres du jour politique et mener à des changements majeurs des législations sur les armes. Si le drame sert de déclencheur, il ne garantit pas à lui seul la concrétisation du changement. Le choc et la prise de conscience qu’il constitue, la volonté gouvernementale qu’il nourrit, le consensus politique qu’il peut engendrer et le soutien de la société civile dont il peut bénéficier, sont autant d’éléments qui participent à créer une fenêtre d’opportunité, une conjoncture unique, un « instant T », y compris pour faire face à des critiques et à une opposition d’une partie de la population ou de la classe politique.

Cet équilibrage des forces ne trouve pas uniquement son origine dans le drame en lui-même. Il s’inscrit dans une lente évolution des contextes historiques, politiques, juridiques et culturels qui l’ont précédé. Ces éléments constituent des fondations plus anciennes, mais aussi plus discrètes, qui favorisent un changement qui, s’il apparaît soudain au niveau législatif, est parfois largement attendu du fait de la réceptivité des milieux politiques et citoyens aux évolutions institutionnelles adoptées.

* * *

L’auteure

Solène Jomier est chercheure au GRIP. Elle est titulaire d’un master en Relations Internationales de l’Université de Warwick (Royaume-Uni) et diplômée de l’Institut d’Études politiques (IEP) de Rennes.

Télécharger la version PDF : 

pdfRestreindre l’accès aux armes après une tuerie de masse :
les cas canadien et néo-zélandais 

Crédit photo : Flowers and tributes for the victims of the Christchurch mosque shootings, Rolleston Avenue, Christchurch (crédit : Kebabette)

[1]. BAYER Kurt, « Christchurch mosque shootings: Shock in courtroom as gunman admits being March 15 killer », The New Zealand Herald, 26 mars 2020

[2]. PBS, « New Zealand initiates bill to ban guns used in mosque attack », News Hour, PBS, 1er avril 2019.

[3]. « “There will be changes” to gun laws, New Zealand Prime Minister », The New York Times, 17 mars 2019.

[4]. Parlement de Nouvelle-Zélande, Arms (Prohibited Firearms, Magazines, and Parts) Amendment Bill,
projet de loi, 1er avril 2019.

[5]. Gouvernement de Nouvelle-Zélande, Arms (Prohibited Firearms, Magazines, and Parts) Amendment Act 2019, publication officielle, 11 avril 2019.

[6]. CBC News, « RCMP officer among the dead after Nova Scotia gunman’s rampage », CBC Canada, 19 avril 2020 ; CBC News, « 22 victims of N.S. rampage include retirees, pregnant health-care worker, veteran », CBC Canada, 20 avril 2020.

[7]. Justin Trudeau, Premier Ministre du canada, Le premier ministre annonce l’interdiction d’armes à feu de style arme d’assaut, Communiqué de presse, 1er mai 2020.

[8]. Le gouvernement n’a pas précisé d’agenda pour la présentation du nouveau projet de loi. Le déroulement des sessions parlementaires est perturbé depuis le mois de mars 2020 en raison de la pandémie de COVID-19.

[9]. TASKER John Paul, « Trudeau announces ban on 1,500 types of ‘assault-style’ firearms — effective immediately », CBC News, 1er mai 2020.

[10]. « Christchurch attacks: Victims honoured with national memorial service », BBC News, 29 mars 2019 ; « Marqué au fer rouge, le Canada s’unit d’un océan à l’autre », Ici Nouvelle-Ecosse, Ici Radio Canada, 25 avril 2020.

[11]. « David Gray kills 13 at Aramoana », New Zealand History.

[12]. « Raurimu massacre, 1997 », New Zealand History.

[13]. PostmediaNews, « How the Hells Angels slaughtered five of its own in Quebec 30 years ago only to become more powerful », The National Post, 24 mars 2015.

[14]. DIB Lina, DENONCOURT Jean-Philippe, « Journée de commémorations à Polytechnique », Le Devoir, 6 décembre 2019.

[15]. LEJTENYI Patrick, « The Toxic Masculinity Behind One of Canada’s First University Shootings », Vice, 6 avril 2017.

[16]. CBC News, « B.C. community remembers massacre victims », CBC, 6 avril 2006.

[17]. « Six Bandidos reconnus coupables », Ici Radio Canada, 29 octobre 2009.

[18]. FRENETTE Kathleen, MOALLA Taieb, « 11 chefs d’accusation contre Alexandre Bissonnette : 6 de meurtre prémédité et de 5 de tentative de meurtre », Le Journal du Québec, 29 janvier 2017.

[19]. « Christchurch mosque shootings: New Zealand’s worst since 1943 », The New Zealand Herald, 15 mars 2019 ; AFP & Euronews, « Le Canada endeuillé par la pire tuerie de masse de son histoire », Euronews, 20 avril 2020.

[20]. COUGHLAN Thomas, WILLIAMS David, « Ardern: Shooter had five guns legally », Newsroom, 15 mars 2019.

[21]. « New Zealand PM Jacinda Ardern gives emotional gun law speech », BBC News, 10 avril 2019.

[22]. MESSIER François, « Ottawa interdit 1500 modèles d’armes à feu », Ici Radio Canada, 1er mai 2020

[23]. MESSIER François, op. cit.

[24]. KIRK Stacey, « Bipartisan support for gun reform following terror attacks – but what does that look like? », Stuff, 19 mars 2019.

[25]. KIRK Stacey, loc. cit.

[26]. KIRK Stacey, loc. cit.

[27]. Parlement de Nouvelle-Zélande, loc. cit.

[28]. Otago Daily Times, « Gun law change: We are the voice for victims, says PM » Otago Daily Times, 11 avril 2019.

[29]. Gouvernement du Canada, Règlement modifiant le Règlement désignant des armes à feu, armes, éléments ou pièces d’armes, accessoires, chargeurs, munitions et projectiles comme étant prohibés, à autorisation restreinte ou sans restriction : DORS/2020-96, la Gazette du Canada, publication officielle, 1er mai 2020.

[30]. TASKER John Paul, loc. cit.

[31]. MESSIER François, « Un gouvernement libéral minoritaire pour un pays divisé », Ici Radio Canada, 22 octobre 2019.

[32]. KESTLER-D’AMOURS Jillian, « How Canada Got Tough on Guns », Foreign Policy, 22 mai 2020.

[33]. TASKER John Paul, loc. cit.

[34]. « Our Mission », Gun Control NZ, consulté le 28 juillet 2020.

[35]. « Changes to Firearms Legislation », COLFO, 18 mars 2019.

[36]. « Petition of Hayden Livingstone: Kiwis request reasonable time for consultation regarding Firearms Law reform », New Zealand Parliament, 4 avril 2019.

[37]. Pour plus d’informations, consulter https://www.fairandreasonable.co.nz/

[38]. « Litigation », Fair & reasonable, RNZ, « Challenge to gun laws dismissed in High Court », Radio New Zealand, 26 juin 2020.

[39]. FOON Eliesha, « Gun buyback: Two-thirds of banned firearms still circulating – gun advocates », RNZ, 16 décembre 2019.

[40]. FOON Eliesha, loc. cit.

[41]. Aussi connue sous le nom de Canadian Coalition for Firearm Rights (CCFR), elle a été créée en 2015 et compte environ 28 000 membres.

[42]. « On se voit au tribunal – contestation en vertu de la charte », CCDAF, 6 mai 2020.

[43]. CCFR, « The CCFR’s Biggest Announcement Since the Ban », Youtube, 6 mai 2020.

[44]. « Une réponse concertée à une attaque sans précédent », CCDAF, 19 mai 2020.

[45]. « e-2574 (Democratic process) », Petitions, House of Commons Canada, 5 mai 2020.

[46]. « Nouvelle Zélande — Faits, chiffres et lois sur les armes à feu », Gun Policy, Université de Sydney.

[47]. Le chiffre exact n’est pas connu en raison de l’absence d’un système de registre obligatoire des armes à feu. L’étude internationale des Nations unies sur les régulations sur le contrôle des armes (United Nations International Study On Firearm Regulation) de 1998 estimait à 460 000 le nombre de fusils détenus par des civils néozélandais.

[48]. STIEB Matt, « New Zealand Prime Minister Jacinda Ardern Promises Gun Reform After Christchurch Shooting », Intelligencer, New York Magazine, 17 mars 2019.

[49]. Gun Policy, Université de Sydney, loc. cit.

[50]. Plusieurs étapes sont requises dans le processus d’obtention d’une licence (valable 10 ans), y compris un entrainement au maniement des armes, une vérification des antécédents judiciaires et la consultation d’un ou des proches du requérant.

[51]. MENON Praveen, « New Zealand’s PM Ardern acts to tighten gun laws further, six months after attack », Reuters, 13 septembre 2019.

[52]. « Canada — Faits, chiffres et lois sur les armes à feu », Gun Policy, Université de Sydney, consulté le 29 juin 2020.

[53]. Ibid.

[54]. Ce permis pour mineurs concerne les armes accessibles sans restriction. Le demandeur doit être en possession d’un accord parental, doit suivre une formation sur le maniement des armes à feu et compléter un examen avant de pouvoir présenter une demande de permis.

[55] KARP Aaron, « Estimating Global Civilian-held Firearms Numbers », Briefing Paper, Small Arms Survey, Genève, Suisse, juin 2018.

[56]. DEGUARA Brittney, « Majority of Kiwis support new gun laws following Christchurch attacks, poll finds », Stuff, 16 avril 2019.

[57]. Ibid.

[58]. « Four-in-five Canadians support complete ban on civilian possession of assault style weapons »,
Angus Reid Institute, 1er mai 2020.

[59]. Ibid.

[60]. Cette enquête avait elle-aussi été conduite au lendemain d’un incident tragique : la fusillade  de Penticton (4 morts) ; « Amid concern over spread of gun violence, majorities support ban on handguns, assault weapons », Angus Reid Institute, 24 mai 2019.

[61]. Ce texte est considéré comme le point de départ du contrôle de l’accès aux armes à feu pour des civils en Nouvelle-Zélande. Dans le passé, plusieurs textes tels que le Arms Ordinance (1845), le Arms Act 1860, le Arms Act 1880, le Arms Act 1920, avaient réglementé l’importation des armes, des munitions, voire des explosifs, ainsi que leurs conditions de vente. À noter que le Arms Act 1958 a criminalisé la vente d’armes à des personnes mineures, leur interdisant de-facto la possession d’un tel équipement.

[62]. Cependant, la loi n’impose pas (à l’exception des armes de poing, armes à feu semi-automatiques de type militaire et armes à feu à autorisation restreinte) l’enregistrement de l’acquisition, de la possession et du transfert de chaque arme à feu détenue par des civils dans un registre officiel. Seulement 4 % des armes détenues par des civils étaient enregistrées en 2018. « Nouvelle Zélande — Faits, chiffres et lois sur les armes à feu », Gun Policy, Université de Sydney (consulté le 29 juin 2020).

[63]. « Nouvelle Zélande — Faits, chiffres et lois sur les armes à feu », Gun Policy, Université de Sydney, consulté le 29 juin 2020.

[64]. Parlement de Nouvelle-Zélande, Arms Legislation Bill, publication officielle, 24 juin 2020.

[65]. « Historique des armes à feu au Canada », Gendarmerie royale du Canada, modifié le 22 avril 2020.

[66]. Ibid.

[67]. Ibid.

[68]. Il s’agit d’une enquête parlementaire conduite par des élus issus de plusieurs partis politiques.

[69]. « The recent ban on most semi-automatic weapons was an excellent first step but it doesn’t go far enough. », Gun control NZ, 2019.

[70]. « Jacinda Ardern’s full announcement on changes to firearm laws in New Zealand | Newshub », Newshub, Youtube, 20 mars 2019 .

[71]. Gendarmerie royale du Canada, loc. cit.

[72]. BLOUIN Louis, « Ottawa veut interdire l’arme du massacre de Polytechnique », Radio Canada, 30 avril 2020.